“ Vous ne voyez
dans mon exposé que la théorie du genre : il est bien étrange qu’il en faille
une autre. ”
Chaque fois qu’est évoquée
la théorie du genre, je parodie ainsi l’apostrophe que Rousseau, dans son
traité sur l’éducation Émile, fait
lancer par son vicaire savoyard dans le but de fonder un culte débarrassé des
dogmes (1). La référence est paradoxale sachant qu’ensuite, à propos de
l’éducation des filles, le philosophe énonce toutes les croyances dont se
gargarisent les détracteurs de cette théorie. Car Rousseau nous a libéré de la superstition
religieuse pour nous emprisonner dans la supersitition sexiste à travers l’idée
de nature féminine.
Je tiens malgré
tout à cette parodie parce que l’indignation du philosophe face au bloc institutionalisé
de la religion révélée, je l’éprouve face aux réactions violentes suscitées par
la théorie du genre. Même en admettant que celle-ci soit une erreur, elle ne
serait pas la première théorie fumeuse à être répandue. Pourquoi ce
déchaînement de rage contre elle ? Parce qu’en remettant en cause tous les
préjugés ancestraux sur la prétendue incapacité féminine face à la suprématie
masculine, elle menace cette dernière.
Ma parodie est une
provocation à cette levée de boucliers.
Cependant, je ne me
pose pas en défenseur de la théorie du genre ; ce serait malhonnête sans
l’avoir étudiée de façon approfondie à travers les travaux publiés qui la développent.
On objectera qu’à l’heure d’Internet, il n’y a pas d’excuse pour ne pas se
renseigner. Justement, se renseigner n’est pas étudier. Je me pose donc en
détracteur de ceux qui, ne l’ayant pas plus étudiée que moi, ne se gênent pas
pour brandir sa haine en étendard. Plus globalement, je m’oppose à l’opinion et
au mouvement de masse – même lorsque la masse n’est pas encore la majorité –
qui discréditent toute réflexion sur l’ordre social établi au nom du
sacro-saint ordre naturel qui n’est jamais loin de l’ordre religieux. Ce
dénigrement ruine toutes les chances que les idées nouvelles auraient de
s’imposer. C’est sa vocation. Il sape au passage les quelques acquis en matière
de droits des femmes, acquis toujours fragiles.
En effet, les lois
sur l’égalité, la parité et autres concessions des différents gouvernements qui
se sont succédés depuis les années 1970 continuent à reposer sur l’idée qu’il
existe deux groupes, les hommes et les femmes, groupes dont la ligne de
démarcation est tracée par des données non pas contingentes comme le sont les
autres barrières sociales ( écarts de richesse, de niveau de vie,
d’instruction… ) mais nécessaires, donc inéluctables, puisque ces données
seraient innées. Or, dans cette représentation, il n’y a qu’un pas de la
nécessité au déterminisme.
Je défends la
conception contraire, quel que soit le nom qu’on lui donne, car je refuse de
laisser au biologique le rôle prépondérant. On ne naît pas sexué au sens social
du terme mais l’éducation et les représentations dont l’enfant est imprégné
très tôt et qui varient en fonction de son sexe lui font développer des
aptitudes, des goûts et des habitudes qui semblent naturelles simplement parce
qu’elles sont la reproduction de modèles ancestraux. Impossible d’oublier la célèbre formule de Simone
de Beauvoir “ on ne naît pas femme, on le
devient. ” C’est valable pour l’homme.
En réalité, le
refus de réfléchir à la conception proposée par la théorie du genre - et encore
une fois, réfléchir n’implique pas une adhésion inconditionnelle - a ses racines dans une contradiction propre à
la plupart des religions. Plus elles règlementent le sexe ( la sexualité ) par
des interdits, plus elles le mettent en exergue en tant que genre, comme si ce
qui était dissimulé d’un côté devait nécessairement ressurgir d’un autre pour
constituer la morale. Ainsi, plus les religions assimilent la sexualité à
l’impur et au mal, plus elles accordent
de pouvoir au sexe en tant que marqueur social. À l’aube de la déchristianisation
de l’Europe au profit d’une morale laïque trouvant son apothéose sous la IIIème
République dont le Sénat refusa jusqu’au bout le droit de vote aux femmes,
Rousseau n’hésite pas à écrire : “ Il n’y
a nulle parité entre les deux sexes quant à la conséquence du sexe. Le mâle
n’est mâle qu’en certains instants, la femelle est femelle toute sa vie. ”
(2)
Se méfier des opposants
à la théorie du genre, c’est donc se méfier de l’obscurantisme comme nous y
invitait Rousseau à propos de la religion. Ce qui ne l’empêche pas d’être à sa
façon obscurantiste, par exemple lorsqu’il est agacé par Platon et certaines
pages de sa République (3). Dans ce
dialogue où il est question de savoir à qui doit revenir le pouvoir dans une
Cité qui serait idéale, Platon fait une étrange proposition. Il répond que
c’est aux personnes les mieux formées, les plus compétentes et les plus justes.
Il n’exclut donc pas a priori que les femmes puissent, comme les hommes,
devenir les gardiens de cette Cité (4). Que Platon parle ensuite des
philosophes rois est-il un démenti de sa tentative égalitaire ou au contraire
un terme général gommant la différenciation sexuelle qui n’aurait plus lieu d’être
à ce grade puisque seul l’esprit y compterait ? Vaine spéculation. Mais si la
question de la justice et du pouvoir relève de la répartition sociale des
tâches la plus profitable à la communauté comme Platon l’affirme, alors la
politique n’a que faire du sexe des citoyens car le sexe est distribué au
hasard par la nature mais construit savamment par la culture.
Il faudrait donc une
société au delà des genres pour qu’une théorie du genre n’ait plus de raison
d’être et par conséquent ses détracteurs non plus.
(1) “ Vous
ne voyez dans mon exposé que la religion naturelle : il est bien étrange qu’il
en faille une autre. ” Émile,
livre IV, p. 204 de l’édition du Seuil, œuvres complètes, 1971.
(2) Idem livre V p. 245.
(3) Rousseau voit dans l’égalité entre
hommes et femmes proposée par Platon une “ subversion
des plus doux sentiments de la nature. ”
Idem p. 246.
(4) “ Si
le genre n’apparaît différer que sur ce seul point, à savoir que le genre
féminin enfante et que le genre masculin féconde, alors nous affirmerons qu’il
n’a aucunement été démontré pour autant que la femme diffère de l’homme quant à
l’objet de notre discussion et nous serons encore d’avis que nos gardiens et
leurs femmes doivent excercer les mêmes occupations.” République, livre V 454d-e.
Le Garn, août 2014