Peut-être
faut-il être anglais pour éprouver un plaisir sans partage à la lecture des
récits fantastiques, ou plus exactement à ce genre très particulier, la fantasy, genre typiquement britannique,
à l’image du jardin devant le cottage
où les aventures du chiot Rover commencent.
Peut-être
faut-il être un enfant pour se laisser emporter complètement par ces
tribulations qui transformeront Rover en Roverandom.
Ou
bien un adepte de Tolkien pour traquer, une trentaine d’années à l’avance, dans
ce conte signé par celui qui n’est pas encore l’auteur de la trilogie Le Seigneur des anneaux, les signes
précurseurs de celle-ci. De ce pélerinage on ramènera des passages dénonçant le
monde industriel et un personnage nommé Sylverbarbe.
Quelle
surprise que ce soit dans ces pages mineures que Tolkien se révèle à moi comme
dans un miroir. Car j’ai deviné le philologue palpiter hors du confinement
universitaire ( il vient d’être nommé à Oxford). Il aurait jubilé – et
peut-être l’a-t-il secrètement fait - ne serait-ce le chagrin profond de son
petit Mickaël qui a perdu, sur la plage, son chien en plomb noir et blanc, nous
dirions aujourd’hui son “ doudou ”. L’enfant y tenait tant !
L’attachement
ou « que sommes-nous ? ». Non pas qui
sommes-nous ( psychologie de la personnalité) mais que sommes-nous : une
conscience dont le rapport au monde est assez solide pour se passer d’attaches
matérielle, spirituelle ou même affective ou bien des êtres fragiles qu’objets
et sentiments vont lester afin qu’ils ne se sentent pas disloqués à la première
tempête émotionelle ?
On
se tromperait en distinguant le cas des enfants de celui des adultes. Les seconds se croient obligés de fournir une
justification de leur attachement quand les premiers ont la bonne foi de n’en
chercher aucune, pleurant à se vider de leur vie un instant jusqu’à ce qu’elle
prenne une autre direction.
Tolkien le sait et n’achète pas un nouveau jouet. Il souhaite pour son
fils plus qu’une consolation, une autre façon de vivre. Puisque l’enfant ne se
séparait jamais de ce chien, c’est qu’il est irremplaçable. Ainsi, la réalité
nous oppose parfois une résistance contre laquelle toute lutte concrète est
vouée à l’échec.
Mais quel risque de lier ainsi sa joie à ce qui est extérieur à soi.
Tolkien peut exulter en proposant à son fil d’adopter Rover. Ce chien, le
garçonnet ne l’égarera jamais car chien en mots, matériau immatériel ô combien
plus précieux que le plomb, il sera omniprésent, multiforme, immortel.
À
lire Roverandom, Tolkien m’est apparu
ainsi : un être vivant par les mots, les phrases, les pages. Alors si le petit
n’avait pas perdu son chien, son père aurait trouvé une autre histoire à inventer
puis à noter. Car les raconter ne lui suffit pas, il lui faut les écrire pour les
façonner comme le sculpteur l’argile. Écrire pour ses enfants est une excuse,
comme par la suite l’insistance de son éditeur pour qu’il développe autour de
l’histoire de Bilbo. Tolkien écrit pour exister.
C’est
dans ce geste qu’il se livre et se délivre. Son exaltation à raconter les
aventures de Roverandom est comme un
retour à son domicile originel, le monde des mots.
Un
monde imaginaire ? Ce serait trop simplifier le langage et l’imagination. Non,
un monde de mots car il est des êtres dont la présence ailleurs, dans le monde
que l’on dit « réel », n’est qu’incursion.
Mai-novembre 2016.