Tropique
des silences est
un récit à la première personne. Il s’ouvre à l’âge où se forgent les premiers souvenirs de la narratrice, dans
une ambiance bruyante des secrets de Polichinelle et des chamailleries de la
promiscuité. Il se referme lorsque la jeune femme a vingt quatre ans, dans le
silence de la maison familiale vide.
Le lecteur ne saura pas le prénom
de cette enfant intriguée par ses cheveux crépus, pas plus que celui de ceux qui
l’entourent. Sa grand-mère est
acariâtre, sa tante dépressive, son oncle homosexuel, son père, fruit d’un
adultère, coureur impénitent et concubin de sa mère argentine qu’il épouse sur
le tard avant de divorcer. Les états d’âme de ces personnages les identifient
mieux qu’un nom de même que les surnoms des amis, Quatre, le Poète, le Coke et
même Dieu. Les fleuves par exemple ont des noms, comme le rio Toa, pas les
habitants, peut-être parce que seuls demeureront les éléments naturels quand
les hommes auront déserté Cuba où, dans les années 1980 et 1990, il fait de
plus en plus mauvais vivre.
C’est donc aussi le récit de la difficulté de grandir dans un pays dont
l’histoire va à rebours. Cuba n’a plus d’espoirs à offrir à sa jeunesse. Alors
pour moins voir ses parents désabusés sombrer dans des combines de survie, celle-ci
se noit dans l’alcool frelâté et la drogue en rêvant d’ailleurs – Paris, Miami
ou l’Espagne.
Mais la lucidité et la volonté protègent l’héroïne de l’illusion. Elle
sait avec certitude qu’elle ne veut ni de la futilité du copinage entre filles ni
des complications amoureuses ni du mariage.
Maturité ? Elle n’est pas une enfant dupe des leurres que les adultes
inventent pour supporter leur vie. “ Les
psychologues sont tellement traumatisés qu’ils veulent à tout prix s’identifier
à leurs patients. Je ne parlais pas parce que je ne voulais pas, mais je ne
pouvais pas le lui dire car tout simplement je ne voulais pas parler. ”
Sagesse stoïque et stoïcienne ? Cette sagesse l’aide à ne pas se laisser
abîmer car la haine “ ne mène à rien,
elle fait de nous un être sombre, accablé de rancœurs qui empêchent de voir la
lumière. Je voulais voir la lumière, je ne pouvais haïr personne. ” Elle se
teinte de scepticisme.“ J’en arrivais à
penser qu’il valait mieux, et de loin, un bobard plein d’amours et de morts à
une vérité tuante d’ennui. ” C’est une sagesse des silences, ceux d’après
le bruit comme ceux de l’ineffable. Ceux
de la pudeur aussi, et du respect car “ rien
ne justifie de violer le silence des autres. ”
Dans le silence de la maison désertée, symbole d’un pays où ne subsitent
que l’ombre du Che et un mélange des cultures française et sud-américaine en
échappatoire, ne resteront pour tenir compagnie à cette étrange et attachante
héroïne que ceux qui se nomment, sa chatte Frida et Paul. Paul, c’est Paul Éluard
que les compagnons des temps de bringue admiraient tant. Paul, ce français auteur
de vers surréalistes et désabusés comme la vie à la Havane. Paul, symbole de la
littérature. Car après avoir tant dessiné petite fille au son des pleurs de sa
mère, des récriminations de chacun contre tous, des tangos ou du Requiem de Mozart, la narratrice n’a
cessé d’écrire, puisant à la source de ses silences malgré les rumeurs, venues
d’Europe, d’une chute imminente du communisme.
C’est donc peut-être
en définitive un roman pour raconter la naissance d’un écrivain non pas malgré
mais grâce aux circonstances.
Tropique
des silences ( Silencios, 1999 ), traduit de l’espagnol
(Cuba) par François Gaudry, Métailié 2002.
Le Garn, août
2014.