Le bruit des mitraillettes n'était plus qu'un écho et les parois du ravin formaient un écran rassurant entre B. et les activistes.
- Hors de vue, soupira-t-il, adossé et fourbu.
Car cette angoisse d’être aperçu,
lui le rescapé – peut-être le seul et ses larmes coulaient chaque fois qu’il y
pensait – le taraudait depuis l’aube. Sa vie ne tenait qu’à ça, ne pas être vu.
Il avait tenté de devenir invisible en simulant la mort, couché sur des corps
ensanglantés. Mais sa respiration saccadée aurait fini par le trahir. L’attention
des assaillants ayant été détournée un instant par l’arrivée d’un pick-up, il avait
rampé puis, faufilé sous l’enclos des bêtes, s’était redressé pour courir ventre
à terre. Sa silhouette rapide était une cible sur cette plaine où le soleil se
levait mais il préférait encore tomber d’une balle dans le dos.
Provisoirement sauvé,
il cherchait la grotte que son père lui avait révélée du temps de la paix, une
cache datant de la guerre précédente. Son père… Il pleurait encore quand
l’entrée se laissa deviner, tâche sombre parmi ces roches crayeuses.
Attentif au moindre
bruit, il pénétra dans l’antre. Après quelques mètres, il dut progresser à l’aveugle,
encouragé par le clapotis léger d’une source. Il allait enfin se désaltérer
quand il butta sur un obstacle. Il le palpa avec précaution de son pied nu. Ses
orteils reconnurent du tissu sur une forme allongée et son cœur
s’emballa : un homme ! Mais il se ressaisit ; immobile et
insensible, c’était forcément un cadavre dont il poursuivit la palpation
manuellement malgré sa répugnance. Il tâta un fusil, mais qu’en
ferait-il ? Une besace. Il tenta de desserrer les doigts autour de la
bandoulière pour s’en emparer ; elle contenait peut-être de quoi manger.
Il força comme s’il se battait contre le mort, lui tordit les doigts et sentit au
creux de sa paume un cercle de métal froid, comme une bague qui pourrait
toujours se monnayer. Il l’enfila, glissa la besace sur son épaule et rebroussa
chemin. Il fallait filer avant que d’autres, bien vivants ceux-là, n’arrivent.
Il entendit leurs voix et leurs pas
lourds à peine sorti. Il était perdu. Le premier combattant regardait déjà dans
sa direction. Pourtant, il continua sans lui prêter attention. La troupe à
laquelle il avait échappé le matin même passa devant lui, dans l’étroit défilé,
comme si son corps plaqué contre la paroi s’y était incrusté. Il pensa “ je
suis invisible” puis “je suis fou” puis, le dernier homme disparu, il détala.
Une chance pareille ne se refuse pas.
Quand il eut compris que l’anneau lui
conférait réellement l’invisibilité, il le porta constamment. Échapper à l’acuité
de l’ennemi représentait un inestimable pouvoir à condition toutefois de savoir
choisir un coin tranquille car sa chair restait vulnérable. Du moins pouvait-il
hanter sans crainte son hameau aux murs friables et aux portes branlantes,
dérisoires abris où sa famille avait été abattue au nom de Dieu. Il découvrit
cependant vite qu’invisible, on échappe aux autres mais pas à soi-même. Une
nuit, entre deux cauchemars, il rêva que sa soeur portait l’anneau quand ils
avaient enfoncé la porte ; il ne la voyait plus mais devinait son sourire
complice et malin. Si sa soeur avait été invisible…
Bouleversé par cette image, il fuit
définitivement le lieu de son enfance pour traverser, toujours plus loin, des
villages en sursis. Mais cette idée l’obsédait comme une injustice : pourquoi
un seul anneau ? pourquoi lui ? pourquoi quand il était trop tard ? A force d’y
penser, il reconnut que si plusieurs anneaux existaient, ils pourraient tomber
entre des mains de malfaiteurs, d’assassins et souhaita qu’il n’en existe réellement
qu’un, soulagé d’en être le détenteur, lui qui ne voulait que le bien. Encore
cette volonté était-elle toute théorique. Que faisait-il pour le bien ? Rien.
Il restait planqué.
Alors son pouvoir prit le goût de la
lâcheté et il ne supportait plus de réentendre dans sa mémoire les hurlements
de sa soeur violée. Il préférait encore jeter l’anneau. Il se contenta de le
retirer.
Redevenu plus sociable, il fréquenta
des résistants et rejoignit leur groupe. Il eut fréquemment recours, en secret,
à l’anneau pour réussir des missions à haut risque qui apaisaient un temps son sentiment
de culpabilité. Ses compagnons étaient assez surpris de tant d’audace chez un
garçon si jeune mais on mettait celle-ci sur le compte de la haine. N’était-il
pas normal qu’ayant tout perdu, il risque tout pour se venger ? Et quand une
odeur pestilentielle se dégageait d’un puits où l’on découvrait des terroristes
égorgés jetés comme des sacs, ses camarades scrutaient son visage pour y lire
un aveu. Ils l’admiraient mais s’en méfiaient, sentant confusément qu’il dissimulait
quelque chose. Comme il savait lire et écrire, parlait un peu anglais et conservait
malgré tout le visage de l’innocence, il fut décidé qu’il partirait en Occident
plaider la cause de son camp. Il accepta, déjà fatigué par ces frisssons
d’héroïsme à bon compte. On le munit de lettres pour les autorités et de
l’adresse d’un compatriote exilé acquis à leur cause.
B. s’installa chez cet homme disposé
à l’aider de son mieux et la tournée bureaucratique commença. Il n’était reçu
que par d’obscurs secrétaires polis mais circonspects. On prenait sa lettre d’un
regard fuyant ; elle serait remise à qui de droit. Un jour où B. patientait
dans une antichambre, un homme politique passa en le frôlant sans le voir. Il
crut un instant qu’il portait l’anneau mais une légère boursouflure dans sa
poche de chemise le détrompa. Ici, seules les célébrités étaient vues. Mais
comment en devenir une ?
-
En passant à la télé ou sur Internet, lui révéla son compatriote. Seulement il
te faudrait quelque chose qui sorte de l’ordinaire pour attirer l’attention
parce que tu n’es pas le seul à vouloir percer.
Divulguer son secret navrait B.
C’était tout ce qu’il possédait de précieux. Mais les camarades, là-bas, étaient
décimés et il restait leur dernier espoir. Ce serait son sacrifice à lui. Il
révéla donc son pouvoir à son ami, surpris sans enthousiasme.
-
Viens, sortons un peu, je vais te montrer quelque chose, dit-il à B. déçu qui
remisait son bijou dans sa poche. Ils marchèrent sur les grands boulevards puis
s’assirent sur un banc. Se déversait de la bouche de métro béante devant eux le
flot des voyageurs de fin d’après-midi, grouillant.
-
Que vois-tu ? B. observait consciencieusement la foule.
-
Des gens. Que veux-tu que je voie d’autre ?
-
C’est-à-dire ?
-
Mais des gens, quoi. Où veux-tu en venir ?
-
Bref, tu les vois tous mais tu n’en vois aucun. Pourquoi ?
-
Mais je ne sais pas, moi. Je n’ai pas l’habitude. Ils se ressemblent, leurs
visages, leur tenue. Et puis ils sont si nombreux.
-
Oui, même uniforme ou presque, même fatigue, même hâte. Dans la masse, chacun
est invisible. Va parmi eux, tu n’auras pas besoin de ton anneau pour l’être
aussi. Et tu veux leur proposer l’invisibilité ? Mais ils ne rêvent que d’une
chose, qu’on les remarque, qu’on les distingue, sortir de l’ombre pour briller
à la lumière. Alors ton anneau…
Mais
B. peinait à comprendre. Si la guerre survenait, n’aspireraient-ils pas, tous
ces gens, à devenir invisibles pour être épargnés ?
-
Mais mon pauvre B., la guerre, ils ne savent pas ce que c’est. Ils en voient
quelques images sur leurs écrans tout en grignotant et sans regarder ceux qui
la vivent et y meurent. Franchement, avec ou sans anneau, tu es invisible à
leurs yeux, tu viens d’un monde qu’ils ont fini par croire virtuel.
Pourtant, l’ami était peiné du désarroi
de B. et il lui offrit ses services d’informaticien en le mettant en scène dans un clip sur
Internet. B. y racontait comment les intégristes étaient arrivés un jour et les
avaient menacés s’ils ne se soumettaient pas à la loi religieuse puis étaient
revenus une nuit les massacrer. Sa fuite, sa merveilleuse découverte, il livra
tout au public pour lancer son pathétique appel. Mais les quelques visiteurs de
son site n’y virent qu’un trucage éculé. Sa messagerie restait vide. Un jour cependant,
le collaborateur d’un animateur de télé le contacta. Il avait repéré sur le Net
ses traits racés. Le témoignage de ce réfugié – vrai ou faux, peu importait - pourrait
apporter une touche plus sérieuse à un talk show que ses détracteurs taxaient
volontiers de fumiste. L’homme contacta B. mais l’animateur hésitait encore.
-
Tu dis qu’il passerait bien à l’écran ?
-
Oui, il n’est pas mal, une beauté exotique, très jeune, de la rage contenue.
Arrangé, il serait parfait. On diffuserait en arrière fond des images de son
pays.
-
C’est où ? On en a?
-
Non mais dans ces coins-là, tout se ressemble et personne ne fera la
différence.
-
Bon, mais tu lui as bien dit : interdiction de faire son numéro de saltimbanque.
Tout le monde se fout bien pas mal d’un homme invisible. Qu’il reste naturel et
qu’il insiste sur les détails : le sang, les gosses en loques ; et puis les
viols. Quelques photos en arrière plan de filles éplorées, pour bien suggérer. Les
femmes aimeront sa belle gueule et les voyeurs auront de quoi s’exciter.
-
Sauf qu’il refuse catégoriquement de parler de ça.
-
Il refuse ce qui fait le plus d’audience ? Encore un idéaliste. Tant pis pour
lui.
Et B. ne reçut jamais l’appel
espéré. Grâce à l’anneau, il avait désappris la peur d’être vu, l’épouvante
d’être débusqué dans sa propre patrie livrée à la terreur. Ici, il apprit
l’angoisse d’être invisible, comme effacé à la gomme de la pièce que jouaient
tous ces gens importants dont il avait besoin pour sauver un peuple. Ce
paradoxe, posséder un pouvoir dénué de puissance, le plongeait dans une
détresse d’autant plus profonde qu’il lui demeurait incohérent.
Enfin,
un soir, son pays fit la une aux informations. Les extrêmistes venaient de prendre
les rênes du gouvernement et détruisaient sa civilisation.
Tout était perdu car personne
n’avait voulu voir.
Alors B. maudit le ciel de ne pas
lui avoir offert un anneau de visibilité.
Le Garn, février 2O13.