Il
paraît que l’appellation de « roman graphique » est plus flatteuse
que celle de « bande-dessinée », plus contemporaine aussi.
« Bande-dessinée » suggère pourtant malice et facétie, qualités dont
ne manquent pas les auteurs de Logicomix
quand, par exemple, ils se mettent eux-mêmes en scène pour évoquer leurs doutes
sur la portée de leur entreprise. Malgré tout la BD, déclare l’un deux, est
« une forme parfaite pour les
histoires de héros à la poursuite de grands objectifs. »
Héros inattendu que Bertrand Russell
( Bertie pour les intimes ), mathématicien, logicien et philosophe britannique
( 1872-1970 ). Sans doute son humour distancié qui a la politesse de laisser
croire que les choses les plus graves ne le sont pas le prédestinait-il plus
qu’un autre savant à ce rôle. Ainsi suit-on cet orphelin élevé par sa
grand-mère puritaine veuve d’un Premier ministre de Sa Majesté de sa naissance
à une conférence qu’il va donner aux États-Unis en septembre 1939 devant des
non-interventionnistes au moment où commence la Seconde Guerre mondiale. Très
documenté car s’appuyant largement sur l’autobiographie publiée dans les années
1960 par Russell lui-même, le scénario se permet quelques écarts avec le réel
scrupuleusement mentionnés en fin d’ouvrage. Un lexique de noms propres et
communs guide le néophyte dans l’histoire des mathématiques et de la logique à
l’origine de l’informatique.
Le livre ne constitue cependant pas seulement
une biographie illustrée. Son objectif ambitieux soulève dès les premières pages
un problème philosophique. Quel est « le rôle de la logique dans les
affaires humaines » ? Les mathématiques et plus globalement la
théorie enferment-elles ceux qui s’y adonnent dans un monde déconnecté de la
réalité ou au contraire ces intellectuels sont-ils mieux armés que d’autres
pour affronter les difficultés du monde ?
Bref,
très peu de traces ici de romanesque au sens de fiction.
Le talent des auteurs consiste
pourtant à donner à cette question plutôt austère un tour romanesque. Ils sont
aidés par la personnalité riche et profondément humaine de Russell, aristocrate
excentrique dans ses prises de position. Ses mariages et leurs échecs, sa
déconvenue de pédagogue moderniste et maintes anecdotes sont l’occasion de
vignettes cocasses dans le trait comme dans le texte. Manoirs et collèges anglais,
intérieurs et costumes victoriens… Par une double mise en abyme, les auteurs
font raconter à Russell un monde qu’il ne regrette guère, prisonnier qu’il y
était de ses obsessions. Celles-ci l’ont cependant conduit à des découvertes à
l’appui desquelles il va justifier, devant son auditoire pourtant hostile, ses
raisons en faveur d’un engagement dans la Deuxième guerre mondiale alors même
qu’il fut, lors de la Première, pacifiste et emprisonné pour l’avoir clamé.
Mais fidèle à ses principes de liberté, il invite chacun à prendre sa propre
décision.
Le ton et les décors des intermèdes
où apparaissent les auteurs tissent un lien avec les dialogues platoniciens
dans une Athènes modernisée où Socrate le premier, comme Russell vingt quatre
siècles plus tard, considéra que la raison, quand elle ne devient pas l’objet
d’une adoration fanatique mais reste un outil d’analyse performant, était le
salut de l’homme et donc du citoyen car pour tous deux, on n’est pas l’un sans
l’autre. La vignette finale le rappelle « Réjouissez-vous, heureux citoyens, qui aimez la vraie sagesse. »
Logicomix de Apostolos Doxiadis, Christos Papadimitriou, Alecos
Papadatos, Annie Di Donna, traduit de l’anglais ( États-Unis ) par
Pierre-Emmanuel Dauzat, Vuibert mai 2011.
Le Garn, août 2014.