À ma Princesse.
« Si
je peux me permettre, après celui-ci,
du même auteur, Les racines du ciel. »
Avant de
descendre du train, terminus Rennes, il fallait que je le lui dise.
Quand s’était-il
plongé dans Éducation européenne de Romain Gary ? Je ne l’avais vu,
depuis qu’il était monté, que dormir sur le siège voisin, préoccupée à ne pas
donner l’impression d’observer les passagers.
Mais est-on
réellement des inconnus lorsqu’un un même auteur, un même livre nous ont attirés
assez pour que nous les amenions avec nous, malgré le bagage qui doit être
léger ?
Pourvu
qu’il lise un jour Chien blanc.
Mémoire d’outre-tombe.
Mon
père est mort un matin de février 1980, au fort du Grand Bé. Bêtement.
Il
avait beuglé toute l’ascension.
« Oh, tu avances, oui ou
merde ! Tu serais pas toujours collé à ta mère, tu grimperais mieux,
crois-moi. »
Exaspéré
par mes pleurs, il m’avait hissé les derniers mètres, paquet encombrant sous
son bras. Puis la majesté de l’océan semblait l’avoir calmé.
« Alors, on est pas bien, là,
entre hommes ? » Je grelottais. « On va faire un polaroïd, ça
fera plaisir à ta mère. » J’avais peur. Faire plaisir n’était pas
dans ses habitudes.
« Recule un peu, tes pieds et tes
cheveux sont coupés. » « Je peux plus. » L’assurance soudaine de
ma voix me surprit : « Recule, toi. »
Dans
sa chute, il restait agrippé à son appareil comme à une branche. Je l’entendais
encore du néant : « Cours chercher des secours, nom de
Dieu ! »
Je
redescendis prudemment entre les rochers noirs. Était-ce, vers le large, la
houle ou la marée montante ?
Les jours
qui suivirent, je découvris que ma mère pouvait vivre sans pleurer.
***
Notre
garçonnet a couru vers la sépulture de Chateaubriand. « C’est
quoi ? » « La tombe d’un grand écrivain. » Il a essayé,
silencieux derrière la barrière, de comprendre.
« Tu
étais déjà venu ? » m’a interrogé ma femme. « Je ne crois
pas. »
Plus
tard, je raconterai à notre fils la tour où son père enfermait le jeune René
pour en faire un homme. Mais il a le temps, comme j’ai pris le mien avant sa
naissance et ma femme aussi, pour elle, ç’avait été compliqué.
Notre
enfant a attrapé soudain mon portable. « S’il vous plaît, Madame,
vous pouvez faire une photo de tous les trois ? »
Ce
cliché encadré me redit tous les jours que personne n’est condamné sans remède
au malheur. Le fort est en arrière-plan.
À marée
basse.
Quelques vestiges d’eau,
D’algues échevelées
Luisent en s’imbibant.
Anosmie ! Anosmie !
L’odeur est un écho,
Sa chimie un regret
De nacre étincelant.
La loi de
la sélection technologique.
Il n’y a
donc plus de consigne, à la gare ? Non. Les bras douloureusement tendus
par le poids des sacs, je me perds donc à la recherche d’une conciergerie qu’une
commerçante m’a indiquée à proximité. Guichet de renseignements, préposés ont
aussi disparu.
« Oui,
Madame. Nous pouvons garder vos affaires. Il vous faut télécharger notre
application. » Comment ? Je suis isolée comme à l’étranger si je ne
pratiquais pas la langue. Au fait, en quoi consiste exactement la tâche de
cette employée à « l’accueil » (c’est affiché au-dessus de son comptoir
design) ? Il m’aurait suffi de lui donner de la monnaie. Aussi, je n’ai qu’à
apprendre à vivre avec les innovations de mon temps !
Dehors,
j’ai posé un moment mes sacs et ma fatigue sur un banc, triste sans colère. « S’adapter
ou disparaître » constatait Darwin à propos des espèces sauvages. En l’occurrence,
il faudrait m’adapter pour mieux éviter le contact avec mes semblables. Le
propre de la civilisation ne devrait-il pourtant pas être, par définition, par
bon sens, par « humanité » de ne pas copier l’aveuglement
naturel ? À moins que rien ne devienne peut-être moins
« humain » qu’une forme purement technologique de civilisation.
Rennes-Saint-Malo- Rennes, 22-26 août 2025.