L'auteur

Titulaire d'un Doctorat en philosophie et d'une maîtrise en histoire, l'auteur est restée fidèle à ses deux «initiateurs» en philosophie, Nietzsche et Kierkegaard, mais admire tout autant Spinoza, Russell, Arendt...
Marie-Pierre Fiorentino

mardi 8 août 2023

Des fraises et de la guerre.

 

Dans le jardin s’affairent, aux fraises éventrées cette nuit par les escargots, de minuscules fourmis qui me font penser au giron de Pascal (1). Que me laisseront les uns et les autres si je ne déclenche pas la guerre contre eux ?

Pourtant, je ne chasserai, de ma ridicule plate-bande, aucun de ces affamés ; les quelques fruits qu’elle me rend contre des soins anecdotiques constituent pour eux une réserve assurée pour des semaines ; ils seraient pour moi du superflu. Or, il faudrait ne pas aimer la vie, fût-ce celle du minuscule, pour lui déclarer la guerre par goût du superflu.

 

Socrate ( Platon ) raconte dans République comment ce goût du luxe conduit inexorablement aux guerres (2). Le luxe ? Il commence pour le philosophe grec à la première bouchée de nourriture cuisinée avec recherche, s’étale dans les plis du vêtement qui vise l’élégance et non la protection, éclate dans l’apparat de nos intérieurs.

Du pétrole, du gaz ou de l’uranium, des terres rares, de l’eau : les moyens du luxe ont changé avec le temps, pas son corollaire lorsqu’on perd conscience de sa nature superflue, la guerre.

 

Je ne suis cependant pas, comme Socrate et Rousseau après lui, l’ennemi du luxe. Oh que non ! Il est la civilisation dans ce qu’elle a de plus créatif. Mais quel pas nous franchirions si seulement nous apprenions à le reconnaître sans crier à la pénurie au premier caprice contrarié ! La pénurie fait la guerre ; donc nous ne devrions parler de pénurie que pour le nécessaire.

Si mes fraises le devenaient, qu’il ne me reste plus qu’elles pour me nourrir, alors j’entrerais en guerre. Les escargots et les fourmis le savent : vivre, c’est originellement « faire la guerre » ou, plus exactement, se battre. Posséder cette sagesse donnerait à ce que nous consommons le prix du risque et de la rareté ; elle saurait peut-être nous arrêter avant l’abîme.

Vous m’objectez l’intranquillité ? Mais notre tranquillité d’êtres repus dans l’inconscience n’est-elle pas une menace bien plus certaine d’intranquillité ? Car si nous n’avions plus assez, si nous n’avions plus rien à force d’insouciance, notre vie d’humains pourrait redevenir ce qu’elle était originellement, une lutte dont la guerre est l’avatar le plus absurde car il ne porte sur rien de nécessaire.


(1)      (1) Terme que Pascal emploie dans Pensées pour symboliser l’infiniment petit, le giron étant un acarien minuscule, le plus petit animal visible à l’œil nu de son temps.

(2)      369b-374a

Le Garn, 28 mai-8 août 2023.