L'auteur

Titulaire d'un Doctorat en philosophie et d'une maîtrise en histoire, l'auteur est restée fidèle à ses deux «initiateurs» en philosophie, Nietzsche et Kierkegaard, mais admire tout autant Spinoza, Russell, Arendt...
Marie-Pierre Fiorentino

jeudi 9 mai 2024

Aldarion et Erendis. La femme du navigateur. Un conte inachevé de Tolkien.

 

À Denis.

1.      Un anti-conte de fées.

Leur condition initiale ne les destinait pas l’un à l’autre, elle, pauvre Cendrillon ou Blanche-Neige, lui, Prince charmant. Ou alors il était trop tard puisque la Belle au bois dormait comme si elle était morte. Et Peau d’âne, sous la dépouille d’un animal, ne s’était-elle pas irrémédiablement mise à l’écart des fastes de la cour ? Ils finissent pourtant par se rencontrer et presque immédiatement se marier et avoir beaucoup d’enfants.

Ainsi le conte de fée est-il, le plus souvent, l’histoire d’avant le mariage. Car après, on les imagine forcément heureux, à moins qu’on ne les imagine pas du tout, les abandonnant là où ils perdent tout intérêt en formant un couple légitime puis une famille. On sait ce que c’est ou on n’a pas envie de le savoir. Le conte de fées s’arrête où finit la féérie.

Mais dans Aldarion et Erendis, pas d’obstacle initial ni de sort jeté. Erendis est de noble ascendance et la fortune de son père en fait un riche parti. Pas de coup de foudre non plus mais d’interminables années avant la déclaration, puis la décision, puis le mariage. Et ils n’eurent qu’une fille, Ancalimë. D’ailleurs, ce ne fut pas un mariage heureux.

2.      Comment une histoire d’amour est encore, en un sens, une histoire de guerre.

Chaque fois que je relis Aldarion et Erendis me reviennent ces mots de Nietzsche : « L’amour, dans ses moyens la guerre, dans son principe la haine mortelle des sexes. » (1)

Ce n’est pourtant pas du sang qui coule dans le conte de Tolkien mais de la sève. Erendis, amie des arbres, est attristée puis révoltée que l’on puisse sacrifier des êtres vivants centenaires pour construire des navires toujours plus grands, plus nombreux. Mais le goût invincible d’Aldarion pour la navigation est à la hauteur de la détestation d’Erendis pour la mer.

Alors s’aiment-ils malgré ou à cause de cela, par défi ? Car Erendis est une combattante. Amoureuse de longue date d’Aldarion, elle hésite pourtant lorsque celui-ci la demande enfin en mariage : « En son for intérieur, elle croyait maintenant qu’elle ne sortirait pas victorieuse de sa lutte contre la Mer, dont l’enjeu était le cœur d’Aldarion. Et quitte à tout perdre, Erendis était femme à ne jamais rabattre de ses exigences […] Et elle résolut ou bien d’infliger à la Mer une défaite totale ou bien de se reconnaître elle-même totalement défaite. »

Alors, lorsque ulcérée par une nouvelle interminable expédition en mer de son mari, elle se replie avec Ancalimë à Emerië, loin de la cour, entourée uniquement de femmes, s’avoue-t-elle vaincue ou déclare-t-elle la guerre à Aldarion ?

Si guerre il y a, la « haine mortelle entre les sexes » en est la conséquence. Après sa fuite, Erendis va élever Ancalimë loin de tout représentant du sexe masculin. L’enfant ne reconnaît pas son père enfin de retour : qui en porte la responsabilité ? Erendis qui ne lui a jamais parlé de lui ou lui-même, trop longtemps absent lorsque sa fille était encore un bambin ?

Ce qui est certain, c’est que si le conte avait été « achevé » selon les notes laissées par l’auteur, la guerre des sexes aurait eu lieu.

Un conte inachevé ?

Peut-être Tolkien pensait-il terminer Aldarion et Erendis plus tard puis faut-il happé par d’autres textes. Peut-être ne le jugeait-il pas publiable car il avait en tête autre chose que la production à laquelle il était parvenu. Peut-être n’y a-t-il rien à raconter après la fin de l’amour. « Mais Tolkien n’a jamais voulu écrire une histoire d’amour ! » J’entendrais cette objection si j’avais la preuve que ce que l’on écrit est toujours ce que l’on a voulu écrire.

Mais si l’amour, c’est la guerre, alors la suite et la fin prévues par Tolkien sont bien « d’amour » : Ancalimë, devenue reine par la volonté d’Aldarion qui a fait, pour cela, modifier la loi de succession, exprime avec véhémence son aversion pour les hommes et le mariage.

N’empêche que le projet de Tolkien me laisse perplexe. Où voulait-il en venir ? Non seulement ce que l’on écrit n’est pas toujours ce qu’on voulait donner à lire mais n’est pas non plus ce que l’on se croyait capable de penser, même à titre de pure fiction. Ce dont je suis certaine, c’est qu’avec Aldarion et Erendis, Tolkien avait au moins quelque chose à se dire pour écrire autrement sur la volonté et le déterminisme, ce nom moins poétique du destin. 

Anagkè.

Dans la littérature anglaise où les amours impossibles le sont pour des causes familiales ( Roméo et Juliette ) ou sociales ( les romans de Jane Austen ), Erendis et Aldarion n’ont pas d’autre obstacle à franchir que leur nature, celle non pas liée à leur sexe ou à leur genre mais à leur individualité propre. Cependant, cet obstacle est bien moins surmontable que d’autres car s’il arrive que les riches épousent des pauvres et que l’on puisse fuir l’emprise familiale, on n’échappe pas à sa propre essence, répulsion profonde ou appel irrépressible. La mer sépare les amants comme elle sépare les pays, sans espoir qu’ils se rejoignent autrement que par des symboles.

La nécessité, cette anagkè - le mot grec n’a-t-il pas des sonorités tolkienesques ?  - s’impose irrévocablement à nos deux héros. Ce sont pourtant eux qui ont finalement cédé à la facilité de la guerre car si l’amour tel qu’on l’a espéré est parfois impossible, aimer quel qu’en soit le prix l’est toujours.

Alors peut-être que je reviens régulièrement à ce conte chercher la fascination pour le double mystère de l’amour et de la liberté. Et qu’il est poignant, le spectacle de l’attente de ce qui ne peut pas arriver !

(1)    Le cas Wagner.

Le Garn, depuis de nombreuses années- 6 mai 2024.