J’ai visité, au
Palais Lumière d’Evian, l’exposition croisée, au nom de leur amitié, des œuvres
d’Henri Martin ( 1860-1943 ) et d’Henri Le Sidaner ( 1862-1939 ).
J’ignorais jusque-là
l’existence de ces deux peintres, démarrée avec juste ce qu’il faut d’événements
tristes, d’obstacles et d’alea pour ressembler à la vie d’artiste telle
que les gens bien établis la redoutent mais au succès assez rapide et ample pour
attirer une jeunesse pleine d’espoirs : exposés et récompensés au Salon de
Paris, bénéficiaires de diverses bourses, décorés Chevaliers puis Commandants
de la Légion d’Honneur… Bref, des artistes célébrés par leurs contemporains
comme deux sommités du symbolisme et de l’intimisme.
Pourquoi alors
est-ce Vincent Van Gogh, d’à peine une décennie leur aîné, que le public actuel
reconnaît, lui qui n’appartenait plus à aucun pays, n’appartint jamais à aucun
mouvement et, dans son désespoir maladif, finit sans s’appartenir à lui-même ?
Tous les trois ne virent-ils
pas les mêmes intérieurs aux dentelles et à l’argenterie surannés, les mêmes
travailleurs aux champs ? Ne connurent-ils pas les lumières de la
Méditerranée et celles du Nord ? Mais quand Van Gogh représente un café à
l’éclairage des réverbères, de sa toile jaillit la clameur des conversations
dans les relents d’absinthe. La fraîcheur du courant du Rhône, sous la nuit
étoilée, nous en délivre, frissonnant de la sentir sur nos bras comme l’éclaboussure
des rêves qu’il charrie.
Car tout, chez Van
Gogh, palpite de joie ou d’effroi. Les cieux nocturnes de Le Sidaner sont obscurs
ou neigeux, encombrés de lampions, fermés par des treilles1, transpirent
la quiétude de posséder un refuge douillet. Les cieux de Van Gogh s’ouvrent
merveilleusement sur l’infini comme sur un gouffre. Sa chambre aux détails misérables,
démultipliés, grossis dans un champ de vision hypnotisé devient presque plus
désirable que les jardins bien agencés, les tables accueillantes2.
Alors oui, la
retenue bienséante des deux artistes « officiels » m’a agacée et leurs
jeunes-filles en groupes blancs et les « que c’est beau ! » que les
spectateurs de leur époque n’ont pas dû manquer de postillonner en averses
convenues. Pendant ce temps, une toile de Van Gogh, méprisée par son
destinataire, fermait la lucarne d’un grenier.
Je ne regrette
néanmoins pas ma visite. Une nouvelle expérience esthétique n’est jamais à
regretter. Et puis deux tableaux de Martin ont longtemps rassasié mes yeux. La Terrasse
à la fenêtre ( 1925 ) dont le vide maritime préfigure certains cadrages
d’Edwards Hooper, est bien plus captivante que le Soleil dans la maison
( 1926 ) de Le Sidaner, encombré d’un bateau et d’une lointaine colline très
travaillée. Certains vides sont des invitations. Et j’ai aimé que la Chèvre broutant
( vers 1910 ), petite huile d’étude d’une belle vivacité, remue en moi des
sensations enfantines.
Au fil de cette
rencontre, je me demandais : si les aspirants peintres pouvaient choisir, pencheraient-ils
pour la vie de Van Gogh et sa postérité ou pour la vie de Martin et Le Sidaner,
confortable et glorieuse ?
Question
stupide : personne ne choisit d’être artiste ou génie.
1.
Le portail au clair de Lune ( 1904 ), La
Treille ( 1909 ), Les Lampions ( 1924 ).
2.
Henri
Martin, Le Dessert ( 1903 ), Le Bassin à Marquayrol ( vers 1920 ).
Le livre de l’exposition : Yann
FARINAUX-LE SIDANER, Marie-Anne
DESTREBECQ-MARTIN, Henri Martin, Henri Le Sidaner. Deux talents fraternels,
Editions Monelle Hayot, 2024.
Thonon-les-Bains, 22 août 2024 - Le Garn,
30 décembre 2024.