L'auteur

Titulaire d'un Doctorat en philosophie et d'une maîtrise en histoire, l'auteur est restée fidèle à ses deux «initiateurs» en philosophie, Nietzsche et Kierkegaard, mais admire tout autant Spinoza, Russell, Arendt...
Marie-Pierre Fiorentino

lundi 30 décembre 2024

Quel pas de l'artiste au génie ?

 

J’ai visité, au Palais Lumière d’Evian, l’exposition croisée, au nom de leur amitié, des œuvres d’Henri Martin ( 1860-1943 ) et d’Henri Le Sidaner ( 1862-1939 ).

J’ignorais jusque-là l’existence de ces deux peintres, démarrée avec juste ce qu’il faut d’événements tristes, d’obstacles et d’alea pour ressembler à la vie d’artiste telle que les gens bien établis la redoutent mais au succès assez rapide et ample pour attirer une jeunesse pleine d’espoirs : exposés et récompensés au Salon de Paris, bénéficiaires de diverses bourses, décorés Chevaliers puis Commandants de la Légion d’Honneur… Bref, des artistes célébrés par leurs contemporains comme deux sommités du symbolisme et de l’intimisme.

Pourquoi alors est-ce Vincent Van Gogh, d’à peine une décennie leur aîné, que le public actuel reconnaît, lui qui n’appartenait plus à aucun pays, n’appartint jamais à aucun mouvement et, dans son désespoir maladif, finit sans s’appartenir à lui-même ?

 

Tous les trois ne virent-ils pas les mêmes intérieurs aux dentelles et à l’argenterie surannés, les mêmes travailleurs aux champs ? Ne connurent-ils pas les lumières de la Méditerranée et celles du Nord ? Mais quand Van Gogh représente un café à l’éclairage des réverbères, de sa toile jaillit la clameur des conversations dans les relents d’absinthe. La fraîcheur du courant du Rhône, sous la nuit étoilée, nous en délivre, frissonnant de la sentir sur nos bras comme l’éclaboussure des rêves qu’il charrie.

Car tout, chez Van Gogh, palpite de joie ou d’effroi. Les cieux nocturnes de Le Sidaner sont obscurs ou neigeux, encombrés de lampions, fermés par des treilles1, transpirent la quiétude de posséder un refuge douillet. Les cieux de Van Gogh s’ouvrent merveilleusement sur l’infini comme sur un gouffre. Sa chambre aux détails misérables, démultipliés, grossis dans un champ de vision hypnotisé devient presque plus désirable que les jardins bien agencés, les tables accueillantes2.

 

Alors oui, la retenue bienséante des deux artistes « officiels » m’a agacée et leurs jeunes-filles en groupes blancs et les « que c’est beau ! » que les spectateurs de leur époque n’ont pas dû manquer de postillonner en averses convenues. Pendant ce temps, une toile de Van Gogh, méprisée par son destinataire, fermait la lucarne d’un grenier.

Je ne regrette néanmoins pas ma visite. Une nouvelle expérience esthétique n’est jamais à regretter. Et puis deux tableaux de Martin ont longtemps rassasié mes yeux. La Terrasse à la fenêtre ( 1925 ) dont le vide maritime préfigure certains cadrages d’Edwards Hooper, est bien plus captivante que le Soleil dans la maison ( 1926 ) de Le Sidaner, encombré d’un bateau et d’une lointaine colline très travaillée. Certains vides sont des invitations. Et j’ai aimé que la Chèvre broutant ( vers 1910 ), petite huile d’étude d’une belle vivacité, remue en moi des sensations enfantines.

 

Au fil de cette rencontre, je me demandais : si les aspirants peintres pouvaient choisir, pencheraient-ils pour la vie de Van Gogh et sa postérité ou pour la vie de Martin et Le Sidaner, confortable et glorieuse ?  

Question stupide : personne ne choisit d’être artiste ou génie.

 

1.       Le portail au clair de Lune ( 1904 ), La Treille ( 1909 ), Les Lampions ( 1924 ).

2.       Henri Martin, Le Dessert ( 1903 ), Le Bassin à Marquayrol ( vers 1920 ).

 

Le livre de l’exposition : Yann FARINAUX-LE SIDANER,  Marie-Anne DESTREBECQ-MARTIN, Henri Martin, Henri Le Sidaner. Deux talents fraternels, Editions Monelle Hayot, 2024.

 

Thonon-les-Bains, 22 août 2024 - Le Garn, 30 décembre 2024.