À Mathylda
Prononcer, mentalement ou à voix très
basse, comme un secret, le titre du roman de Jérôme Ferrari procure la
sensation d’ouvrir une porte vers un univers aussi étrange que connu. Cela se produit
parfois dans les rêves.
Balco Atlantico, Balco
Atlantico…
Mais les rêves, surtout ceux des
jeunes-filles, qu’elles s’appellent Hayet au sud de la Méditerranée ou Virginie
plus au nord, en Corse, peuvent être aussi le prélude de tragédies sanglantes.
Ce pessimisme que Ferrari cultive ne
me déplaît pas, qui sait suggérer la palpitation joyeuse des espérances,
fiévreuse des désirs charnels, entrepreneuse des volontés sûres que l’on ne
peut pas perdre ce que l’on n’a pas.
Son pessimisme n’est donc pas une
objection contre Ferrari qu’il faut lire pour se laver de l’argumentaire d’un
Pascal ou autre Schopenhauer. Aux pages les plus sombres de Balco Atlantico
( 2008 ) s’entrelacent de lumineux accords. La sororité étymologique depuis la
mère latine lux fait de la lumière sur les terres de Méditerranée la métaphore
de la lucidité. Or, la lucidité de Ferrari refuse de réduire l’existence à un
système nécessairement obscur. Elle nous dit que ce que l’on suppose être le
bonheur ne dure pas, ce qui revient à dire que le malheur non plus. Ferrari
sait rendre le pessimisme éblouissant.
Ce pessimisme est autant tragique que
comique, à l’instar de ce professeur de sociologie schizophrène déjà rencontré,
à travers de délirantes péripéties, dans Variétés de la mort ( 2001 ). Balco
Atlantico devient à son tour l’esquisse, ô combien touchante, du Sermon
sur la chute de Rome ( 2012 ), rapprochant son auteur d’un Balzac ou d’un Zola
qui, chacun dans un genre différent, fait grandir, dans tous les sens du terme,
certains de ses personnages au fil des volumes.
On observe comment des hommes
deviennent de pauvres types puis d’abjects assassins sans comprendre pourquoi.
Car le pessimisme n’est possible que dans l’acceptation de l’absurde, de
l’absence de sens. Le monde serait meilleur sans eux mais ils existent,
contraignant celui-ci à faire avec. En quoi leur présence relève-t-elle d’une
nécessité ou d’un déterminisme ? D’un certain point de vue, Un Prophète
( 2009 ) de Jacques Audiard a des accents « ferrariens »
.
Balco Atlantico traverse l’histoire,
c’est-à-dire le destin des générations dans un espace et un temps aux
distorsions troublantes, dont les limites semblent receler d’autant plus de risques
qu’elles sont extensibles. Mais le plus grand risque n’est-il pas de n’en
prendre aucun ? L’immobilisme est un double leurre : il ne protège de
rien car il n’a pas de réalité, même au fin fond de son île. Le temps anime les
êtres et l’espace qu’ils ne conquièrent pas eux-mêmes finit par les envahir.
Lire Jérôme Ferrari, c’est n’être
nulle part à l’abri. Il n’y a pas d’abri.
Le Garn, 11 et 12 août 2021.