À Élisabeth
N’en déplaise à ses détracteurs, les
œuvres de Jeff Koons ne sont pas « n’importe quoi ». J’ai admiré, sur
les représentations en inox d’objets gonflables, le réalisme des plis qui les
rend indiscernables du modèle. C’est précisément ce réalisme que vise
l’accusation fourre-tout « c’est n’importe quoi », oublieuse que
l’artiste est d’abord un artisan, celui qui façonne de ses mains, et que l’on
doit mettre à son crédit son habileté. Hors norme, celle-ci fait déjà de lui un
artiste.
Le readymade relèverait plus, en ce sens,
du non-art ( le fameux « n’importe quoi » ). N’empêche que c’est par New Hoover
Convertible, New Shelton Wet/Dry 10 Gallon Doubledecker ( 1981 ), deux
aspirateurs sous plexiglass, que Koons a choisi d’accueillir les spectateurs à
l’exposition qu’il a lui-même orchestrée, comme un écho à l’origine de l’art
dont il se réclame. En 1917 en effet, Fountain du français Marcel
Duchamp devient, de canular potache, le symbole d’un rapport nouveau de
l’artiste avec la création et le readymade le porte-étendard de l’art qu’on
appellera dorénavant contemporain. Cet objet signé du pseudonyme R. Mutt par
Duchamp est communément appelé par le public « l’urinoir », comme
pour le ramener à sa nature véritable, un objet industriel de série en
céramique grossière, et à sa fonction, bref, pour l’exclure de l’art.
Au passage, on se demande si Duchamp
n’avait pas déjà épuisé les champs du possible, non pas dans la technique mais
dans la création de modes artistiques radicalement nouveaux. Ainsi Bourgeois
Bust – Jeff and Ilona ( 1991 ), buste d’amoureux en marbre qui se veut le
détournement de tous les bustes classiques de ce type, n’est-il peut-être que
la version édulcorée de la photo de La Joconde devenue L.H.O.O.Q.
chez l’artiste français en 1919.
Edulcorées, aseptisées : ces œuvres
sont furieusement américaines dans leur exhibitionnisme prude, leur clinquant
indécent où s’impose la surface pour faire disparaître dans l’ultra brillance toute
chair et, de fait, toute âme. Mais non pas toute idée, au contraire. Le concept
est partout. Et c’est en lisant les notices que l’œil – mais alors est-ce
encore lui ? – mesure tout l’intérêt de ces créations qui s’inscrivent
dans l’inépuisable créativité de l’humanité.
En fouillant à volonté dans les réserves
du MUCEM, Koons a su créer des liens bien plus personnels et donc vivants que
ses productions. D’anciens animaux de manège en bois apparaissent comme les
ancêtres de ses créatures gonflées ; Hobster ( 2007-2012 ), son homard
acrobate, est l’héritier impertinent des gens du cirque tandis que Hanging
Heart ( Red/Gold ) ( 1994-2006 ), cœur géant suspendu, surplombe d’autres
représentations plus discrètes de ce symbole universel sans les détrôner.
Pichets, bijoux, épis de faîtage et autres coiffes… Koons
est artiste dans l’art de révéler l’âme d’objets qui semblaient l’avoir perdue,
insignifiants pour tout autre que leurs propriétaires. Ceux-là sont capables de
nous émouvoir quand les œuvres du plasticien nous intéressent simplement – ce
qui n’est déjà pas si mal.
Finalement, « c’est n’importe
quoi » exprime notre frustration de spectateurs qui attendent de l’œuvre
un bouleversement sensible, un choc émotionnel. Je me souviens au Carré d’Art à
Nîmes d’une installation d’animaux en peluche : avec les codes de l’art
contemporain, Annette Messager m’avait émue aux larmes.
Si Koons ne nous émeut pas, du moins nous
dit-il quelque chose ? Sommes-nous condamnés, comme Bluebird Planter
( 2010-1016 ), gigantesque oiseau clôturant l’exposition et dont le dos est une
jardinière de plantes vivantes, à la réduction superficielle de ce qui palpite
en nous et nous anime ? Qui alors nous réduirait ? Le monde
contemporain que Koons exprime dans ses œuvres ou Koons lui-même en nous
offrant, dans celles-ci, guère plus que ce monde ? Koons serait-il un
artiste refusant de sortir de l’enfance sans proposer un autre monde que celui
qu’il fuit ?
Un dauphin, quoique si semblable dans son
acier luisant à ses autres animaux inspirés par la nature ou par l’industrie,
aurait pu un instant me faire rêver d’évasion, flottant sur l’arrière-plan de la
Méditerranée derrière la baie vitrée. À moins que ce ne soit le panorama qui
l’ait magnifié. Koons est artiste dans la mise en scène.
Alors non, ces œuvres ne sont pas n’importe quoi. Mais pourvu qu’elles ne soient pas notre avenir.
* L’exposition « Jeff Koons
MUCEM » se tient du 19 mai au 28 octobre 2021 à Marseille.
Marseille-Le Garn, 25-28 juillet 2021.