L'auteur

Titulaire d'un Doctorat en philosophie et d'une maîtrise en histoire, l'auteur est restée fidèle à ses deux «initiateurs» en philosophie, Nietzsche et Kierkegaard, mais admire tout autant Spinoza, Russell, Arendt...
Marie-Pierre Fiorentino

lundi 26 avril 2021

Savoir, une promesse de bonheur ?

                                                                                                                 « Toute connaissance est cruelle

par ce qu’elle entraîne nécessairement de désillusion. »

         Jérôme Ferrari, Balco Atlantico.

 

Vous pensez, peut-être parce que vous en étiez un il y a quelques mois à peine, que les enfants sont heureux. Parce qu’ils sont « innocents » ? Ce poncif pour qualifier le jeune âge masque que l’ignorance est une carence. D’ailleurs, les enfants sont-ils heureux ? Les enfants sont contents – ou pas -, satisfaits ou déçus, comblés ou frustrés. Leur joie peut être aussi profonde que leur souffrance. Le bonheur ? Une idée d’adulte, pas une émotion hors du temps comme en vivent les enfants. Si les enfants sont heureux, c’est parce qu’ignorant l’idée de bonheur, ils ne le cherchent pas.


Faudrait-il donc, pour être heureux, rester dans l’ignorance, y compris dans l’ignorance du bonheur lui-même ? Si oui, les philosophes seraient tous fous qui courent après la connaissance, les savants avec eux et tous les adultes en définitive, persuadés que le savoir possède assez de valeur pour que, tel à une divinité païenne, on lui sacrifie beaucoup, la jeunesse passée à s’instruire et une à une de douces illusions qui tombent avec l’âge, dessinant le squelette de nos âmes comme un arbre décharné grelottant dans l’hiver.

Alors ne vous faites pas scrupule de mépriser de loin en loin cette glorification du savoir. Ce sera une consolation momentanée à toutes les questions que vous ne résoudrez pas. Amusez-vous au passage de ce paradoxe facétieux qui vous fera passer pour philosophe : savoir que le bonheur pourrait exister nous projetterait dans une quête où il n'existerait plus.

 

En réalité pourtant, quel savoir aurait le pouvoir de faire le bonheur ou le malheur ? J’exclus du savoir l’accès à la connaissance de tel ou tel fait n’intéressant que notre vie singulière. « Il aurait mieux valu ne pas savoir » déplore la sagesse populaire à la révélation de quelque secret caché, oublieuse que les principaux protagonistes ont souvent tout fait pour « savoir la vérité » dans l’espoir probable que leurs pires craintes s’avèreraient fausses. Dans notre existence personnelle, savoir la vérité ne nous préoccupe que dans la mesure où l’on en attend une assurance ; or, toute certitude rassure, aussi cruelle soit-elle.

Je repose donc la question : quel savoir ? Toutes les souffrances du monde, exposées par la facilité de circulation des informations, nous parviennent comme une ombre qui s’allonge sur nos chances de bonheur. Au XXIème siècle, ne pas savoir ce qui se passe n’importe où sur Terre est une faute comme l’était au Moyen-Âge ignorer ce qui se passait au Ciel.

Être heureux lorsque tant de mes semblables sont malheureux ? Ce savoir à la petite échelle de mon époque me condamne au malheur les yeux ouverts ou à la cécité du bonheur. Bien malin qui dira lequel est le plus sage.

 « Le savoir » est cependant bien au-delà de cette échelle. Science, connaissance vraie… Il nous renvoie paradoxalement à l’enfance, à l’âge où l’on ( se ) cherche, dans un questionnement qui met à l’épreuve la capacité du monde à conserver ses mystères face à l’entêtement pour les percer. « Pourquoi ? ».  « Comment ? ». Ce savoir acquis au cours d’une vie consacrée à l’étude partage avec le savoir tout neuf du bambin, qui maintenant sait par exemple comment les abeilles font le miel et pourquoi il y a des saisons, d’être au-delà du temps, dans une perspective qui ouvre tous les possibles.

Car c’est justement parce qu’il nous fait échapper à notre temps limité que le savoir peut nous rendre heureux, tout à la fois refuge du repli intellectuel et échappée vers l’univers, minuscule pierre personnelle à un édifice qui n’est pas censé avoir de fin et dont aucun dieu méfiant ne détruira la construction car ceux qui le construisent parleront toujours la même langue, celle de la curiosité exultant.

 

Le « Gai savoir » comme autre nom pour  « la conquête du bonheur »…

 

Le Garn, 21-26 avril 2021.