« Toute connaissance est cruelle
par ce qu’elle
entraîne nécessairement de désillusion. »
Vous pensez, peut-être parce que vous en
étiez un il y a quelques mois à peine, que les enfants sont heureux. Parce
qu’ils sont « innocents » ? Ce poncif pour qualifier le jeune
âge masque que l’ignorance est une carence. D’ailleurs, les enfants sont-ils
heureux ? Les enfants sont contents – ou pas -, satisfaits ou déçus,
comblés ou frustrés. Leur joie peut être aussi profonde que leur souffrance. Le
bonheur ? Une idée d’adulte, pas une émotion hors du temps comme en vivent
les enfants. Si les enfants sont heureux, c’est parce qu’ignorant l’idée de
bonheur, ils ne le cherchent pas.
Faudrait-il donc, pour être heureux, rester dans l’ignorance, y compris dans l’ignorance du bonheur lui-même ? Si oui, les philosophes seraient tous fous qui courent après la connaissance, les savants avec eux et tous les adultes en définitive, persuadés que le savoir possède assez de valeur pour que, tel à une divinité païenne, on lui sacrifie beaucoup, la jeunesse passée à s’instruire et une à une de douces illusions qui tombent avec l’âge, dessinant le squelette de nos âmes comme un arbre décharné grelottant dans l’hiver.
Alors ne vous faites pas scrupule de
mépriser de loin en loin cette glorification du savoir. Ce sera une consolation
momentanée à toutes les questions que vous ne résoudrez pas. Amusez-vous au
passage de ce paradoxe facétieux qui vous fera passer pour philosophe : savoir
que le bonheur pourrait exister nous projetterait dans une quête où il
n'existerait plus.
En réalité pourtant, quel savoir aurait le
pouvoir de faire le bonheur ou le malheur ? J’exclus du savoir l’accès à
la connaissance de tel ou tel fait n’intéressant que notre vie singulière. « Il
aurait mieux valu ne pas savoir » déplore la sagesse populaire à la révélation
de quelque secret caché, oublieuse que les principaux protagonistes ont souvent
tout fait pour « savoir la vérité » dans l’espoir probable que leurs
pires craintes s’avèreraient fausses. Dans notre existence personnelle, savoir
la vérité ne nous préoccupe que dans la mesure où l’on en attend une
assurance ; or, toute certitude rassure, aussi cruelle soit-elle.
Je repose donc la question : quel
savoir ? Toutes les souffrances du monde, exposées par la facilité de
circulation des informations, nous parviennent comme une ombre qui s’allonge
sur nos chances de bonheur. Au XXIème siècle, ne pas savoir ce qui se
passe n’importe où sur Terre est une faute comme l’était au Moyen-Âge ignorer
ce qui se passait au Ciel.
Être heureux lorsque tant de mes
semblables sont malheureux ? Ce savoir à la petite échelle de mon époque
me condamne au malheur les yeux ouverts ou à la cécité du bonheur. Bien malin
qui dira lequel est le plus sage.
« Le savoir » est cependant bien
au-delà de cette échelle. Science, connaissance vraie… Il nous renvoie
paradoxalement à l’enfance, à l’âge où l’on ( se ) cherche, dans un questionnement
qui met à l’épreuve la capacité du monde à conserver ses mystères face à
l’entêtement pour les percer. « Pourquoi ? ». « Comment ? ». Ce savoir acquis
au cours d’une vie consacrée à l’étude partage avec le savoir tout neuf du
bambin, qui maintenant sait par exemple comment les abeilles font le miel et
pourquoi il y a des saisons, d’être au-delà du temps, dans une perspective qui
ouvre tous les possibles.
Car c’est justement parce qu’il nous fait
échapper à notre temps limité que le savoir peut nous rendre heureux, tout à la
fois refuge du repli intellectuel et échappée vers l’univers, minuscule pierre
personnelle à un édifice qui n’est pas censé avoir de fin et dont aucun dieu
méfiant ne détruira la construction car ceux qui le construisent parleront
toujours la même langue, celle de la curiosité exultant.
Le « Gai savoir » comme autre
nom pour « la conquête du
bonheur »…
Le Garn, 21-26 avril 2021.