Enseigner les langues anciennes, préserver
le patrimoine, maintenir une vie de quartier à travers maints petits services,
financer des recherches scientifiques fondamentales plutôt qu’appliquées… Ou
prendre son temps, ne rien faire, flâner.
D’un point de vue contemporain, tout cela
ne « sert » à rien ; il n’y a donc pas de raison de le conserver
ou de le tolérer. « Ça ne sert à
rien » tombe comme le couperet sur le plaisir ou sur les projets dont
l’intérêt serait à long terme.
Pourtant, servir, du latin servus, l’esclave…
Un cadeau qui « sert », un cadeau
utilitaire fait-il rêver ? Or l’homme qui ne rêve plus parce qu’on ne lui
en laisse pas le temps ou pas le droit est en danger.
Bien-sûr, le choix du tout utilitaire semble
raisonnable dans la mesure où il produit des effets immédiats acceptables tels
que des économies budgétaires ou la simplification des tâches. Il satisfait une
logique binaire facile : à chaque chose, à chaque geste doivent
correspondre une fonction identifiable et un résultat rapide et efficace
matériellement. L’éducation n’échappe pas à cette logique. Si on gave l’enfant d’activités
dès que l’école le libère, n’est-ce pas pour le socialiser, l’instruire, bref
pour « son bien » ? Même l’art a besoin du déguisement de l’art-thérapie.
Il faudrait au passage se demander, comme
Nietzsche le fit à propos de la glorification du travail, à qui cette logique
profite.
Pourtant, une société qui éradique
méthodiquement ce qui n’est pas utilitaire est une société décadente si l’on se
représente la décadence comme la descente d’un sommet qu’une civilisation – et
même l’humanité entière - avait péniblement gravi en bâtissant la culture mais
triomphalement atteint en la bâtissant au-dessus du strictement utilitaire.
Ne plus se soucier que de l’utilitaire, c’est
être comme l’animal prédateur, aussi splendide soit-il, qui ne bouge que pour
subvenir à ses besoins vitaux : une bête.
Car tout ramener à l’utilitaire, c’est oublier
que l’inventivité, la créativité et même l’ennui qui
ne « servent » à rien d’immédiatement visible sont des expansions
proprement humaines. C’est ignorer le luxe, non pas le clinquant onéreux, mais
le Beau et le Bon.
Chercher à ce qu’une chose soit
utilitaire, c’est refuser la joie, la gratuité, la liberté. C’est s’enfermer
dans l’enceinte de l’obscurantisme naturaliste ( Rousseau ), de l’ascétisme (
Epictète ou Saint Augustin ), du libéralisme économique radical, du nihilisme
enfin car soyons logiques jusqu’au bout : naître ne sert à rien puisque la
vie conduit à la mort.
Notre décadence commence lorsque, obsédé
par l’utilitaire, on néglige le sens. L’utilitaire relève du réflexe, de la
soumission, de l’abdication. Le sens relève d’une réflexion, d’un choix, d’une
décision.
« Voilà
qui est bien d’un intempestif ! »
Oh oui !
Le Garn, septembre 2018-mars 2019.