“ Tout fourmille de commentaires ;
d’auteurs il en est grande cherté.”
Les Essais, livre III, 13,
De
l’expérience.
Si cette remarque
de Montaigne est fondée en général, l’ouvrage qu’Allan Bloom consacre à la République de Platon, La cité et son ombre, a le génie de
l’exception.
Le livre du
professeur étasunien est d’abord déconcertant par sa brièveté, a contrario de
l’ampleur souvent vaine propre au genre qui dégoutait Montaigne. Bloom rédige en
effet un ouvrage bien moins long que celui qu’il est censé commenter. Mais
comment satisfaire alors à l’exercice qui consiste, en lisant entre les lignes,
à développer le discours qu’elles sous-tendent ?
Bloom écrit un
essai – tiens donc... - an interpretative
essay ( essai d’interprétation ),
qui constitue la post-face de sa traduction en anglais de la République. Il se fait l’interprète, en
grec herméneute, entre le philosophe
grec et le lecteur contemporain. Son herméneutique, cet art de révéler le sens
caché d’un texte, est admirable de concision parce que Bloom se fait
l’intermédiaire entre Platon et nous comme un guide signale les ornières à
éviter sur un chemin : il nous éclaire lorsque le sens de l’œuvre risque de
nous échapper ( et a en effet la plupart du temps échappé à la tradition ) et
nous lâche la main dans les passages bien balisés. Ainsi la fameuse allégorie
de la caverne qui ouvre le livre VII du dialogue est-elle rapidement évoquée
alors que le livre I, souvent considéré comme un simple préambule, a fait
l’objet d’une attention toute particulière.
Bloom rend passionnante
l’entreprise de Socrate visant à établir ce que serait une société et un État
parfaits, c’est-à-dire absolument justes. Surtout, il invite à faire comme le
philosophe grec lui-même, aborder avec rigueur un problème dont les conclusions
fondamentales ne sont en définitives pas sérieuses. Socrate multiplie les
provocations oratoires : abolir la propriété privée, mettre en commun les
femmes et les enfants, bannir les artistes de la Cité… Bloom coupe court en un
renversement propre à stupéfier les lecteurs de Platon trop pressés. “ Socrate édifie son utopie pour pointer les
dangers de ce que l’on pourrait nommer “ l’utopisme ” ; elle constitue donc la
plus grande critique jamais écrite de l’idéalisme politique. ” ( p. 162 )
Mieux vaut donc ne pas prendre la République
au pied de la lettre, au risque du totalitarisme.
Le philosophe ne
doit pas être entendu comme un prophète. Socrate fut avant tout, à sa façon,
enseignant, comme Bloom l’est. Et s’il est vrai que l’enseignant de philosophie
n’est pas ipso facto un philosophe, le philosophe est toujours enseignant car
s’il ne dit pas, et c’est heureux, ce qu’il faut penser, il conduit à penser. Trop
sage s’il devait gouverner et trop lucide pour vouloir gouverner, le philosophe
sait qu’à toutes les époques, il est mieux à sa place parmi ceux qui regardent
la République que parmi ceux qui l’administrent. Il est à sa place parmi ceux
qui l’administreront peut-être et qui en seront les membres nécessairement, les
étudiants auxquels Bloom s’adresse non pas comme un pâle faiseur de gloses mais
comme l’auteur d’une pensée qui, pour être bâtie avec Socrate et Platon, n’en
est pas moins la pensée originale d’un auteur.
Allan
BLOOM, La cité et son ombre. Essai sur la
République de Platon, traduction de Étienne HELMER, Le Félin, 2006.
Le Garn, juin 2014.