“ Ainsi donc, celui qui croit laisser après
lui un art consigné dans les caractères d’écriture,
et celui qui à
son tour le recueille avec l’idée qu’il en sortira du certain et du solide,
sont bien naïfs
sans doute, et méconnaissent à coup sûr l’oracle d’Ammon,
s’ils croient que des discours écrits sont quelque
chose de plus qu’un moyen de rappeler,
à celui qui les connaît déjà, les choses traitées dans
cet écrit. ”
Socrate
dans Phèdre, 275 c
Il y a un mois,
j’assistais à une conférence qui m’apprit, entre autres, qu’Henri Poincaré fut
l’ardent défenseur de l’intuition et de l’inventivité en mathématiques. Si je
l’avais su plus tôt, les travaux de ce savant n’auraient-ils pas alimenté avec
pertinence le dernier article que je venais de publier sur l’idée d’intuition
en informatique ?
Je m’avisais alors
que je pouvais modifier quand je le souhaitais, autant que je le souhaitais, la
publication initiale sur mon blog, ajustement impossible, sauf réédition, sur
les publications papier. Ce fut la vision d’un texte toujours recommencé, la
quête de l’argument décisif, au gré des lectures et des rencontres, jusqu’à ma
mort. Puis, logiquement, ce texte s’autodétruirait, n’étant pas de l’essence de
ce qui demeure mais de ce qui devient. Il serait finalement comme les paroles
dont le dicton affirme qu’elles s’envolent, contrairement aux écrits qui
restent - le terme “ parole ” désignant en ce sens courant ce qui se dit
oralement par opposition à ce qui s’écrit.
Le blog n’est-il
pourtant pas un écrit ? Oui mais il s’efface. Peut-être que ce que j’y ai lu
hier n’est déjà plus semblable aujourd’hui ou a-t-il même disparu. Car le blog,
c’est l’opportunité de se reprendre comme l’on pourrait revenir sur des mots
prononcés la veille en arguant que l’interlocuteur avait mal entendu, mal
compris, voire qu’il invente. Contrairement au papier, la ligne est virtuelle
et non pas matérielle. Elle est le lieu fluctuant où, à l’instar des paroles qui
n’existent dans la conversation que le temps de se dissiper, chassées par d’autres
ou par le silence, les articles peuvent se volatiliser. “ Piégé, j’ai imprimé
la page ! ” Mais alors les signes prennent un statut nouveau : ils deviennent
un écrit.
Cependant, n’en
étaient-ils déjà pas un sur l’écran ? Aux détracteurs des technologies modernes
qui leur reprochent de détourner les jeunes de la lecture ( sous-entendue sous
la forme traditionnelle et qualitative du livre ) certains objectent qu’en quantité
de signes, jamais les jeunes n’ont autant lu. Le terme “ page ” désigne
d’ailleurs aussi bien un feuillet que ce qui s’affiche sur l’ordinateur. Le
geste physique qui consiste à utiliser ses yeux pour recevoir un message se
confond ici, comme sur téléphone ou tablette, avec le geste physique qui
consiste à utiliser ses oreilles pour recevoir un message. Saisir sur clavier
est devenu dire. Le blog se définirait-il alors comme de la parole écrite ?
Si les paroles
s’envolent, c’est qu’elles sont immédiates, contrairement à l’écrit, médiat et
relevant du récit. La durée de leur existence mais aussi celle nécessaire à
leur naissance les distinguent. Ainsi Arendt classe-t-elle les mots avec les
événements, parmi les “ produits de
l’action ”, “ si transitoires qu’ils
survivraient à peine à l’heure ou au jour où ils apparaissent au monde, s’ils
n’étaient conservés d’abord par la mémoire de l’homme, qui les tisse en récits.
” ( La crise de la culture ). Sans ce
travail de “ tissage ”, les blogs ne sont que paroles transcrites, vouées à
l’oubli rapide. En cela, l’article de presse quotidienne n’est guère différent ;
demain, les informations de la veille auront perdu tout intérêt, les faits
qu’elles relatent appartiendront déjà au passé. Mais si le blog est conçu comme
un moyen d’auto-éditer des textes “ tissés ”, est-il encore réductible à la
parole ? Ne devient-il pas une sorte de livre ?
Le croire serait
oublier une autre caractéristique de la parole: elle s’adresse à un auditoire,
condition de son existence. Il peut advenir que l’auditoire apparaisse après
que le locuteur a commencé à s’exprimer ; mais celui-ci a démarré dans
l’attente de celui-là et cessera s’il ne se présente pas. Nul ne reste, au sens
propre des termes “ prêcheur dans le désert ” ; faute d’écoute ou du moins
d’espoir d’écoute, la parole se tarit d’elle-même. Or, je reste troublée, même
après tant de mois, quand s’affiche à la rubrique “ statistiques ” de ce blog
la carte du monde. France, États-Unis, pays d’Europe, d’Afrique ou d’Asie… Pour
quelques secondes par erreur ou un peu plus par curiosité, un jour un inconnu a
parcouru ces lignes. Ces statistiques dont j’ignore la fiabilité, que me
disent-elles vraiment ? Du moins quelque chose qui n’est pas indiqué à
l’écrivain de façon aussi quotidiennement accessible. Lui aussi est animé du
désir d’être lu ; il ne saura qu’il l’est que dans des mois ou des années,
quand le livre sera achevé, sélectionné par un éditeur, publié. Tandis qu’en
cartes, graphiques et autres pourcentages se tisse quotidiennement l’infime toile
de mon lectorat sur la toile, ou plutôt de mon auditoire. Car cette toile singulière,
le blog, parce qu’elle vit sur la toile Internet où règne l’instantanéité, ne
peut finalement être considérée comme un écrit à part entière.
Socrate
s’interrogeait sur la pertinence d’écrire au lieu de parler. Le blog ouvre une
voie intermédiaire sans que l’on sache encore si nos lignes de bloggers seront
à peine moins fugaces que les paroles, nos lignes dérisoires parmi les milliards
de circuits électriques ou si ceux-ci, nouvelle mémoire de l’humanité, en
garderont l’ineffaçable trace. Mais cette trace qui fait rêver si l’on songe
qu’elle nous survivra me rappelle aussi le conte Barbe-Bleu. Dans un monde réel et non plus virtuel, la possibilité
d’être suivi à la trace, selon l’expression consacrée, n’est-elle pas plus risquée
qu’enviable ?
Le Garn, le 4 mai 2014.