À Patricia qui
n’aimait guère l’informatique
mais tant les sciences
Dans le langage
courant, l’intuition est une capacité de l’esprit procurant une certitude
immédiate et donc un savoir qu’on n’a pas eu besoin d’acquérir. On parle
parfois de sixième sens. Penser ou agir intuitivement, c’est le faire
spontanément, sans réflexion ni apprentissage préalables. L’intuition suggère
une facilité qui est devenue, ces dernières années, un argument de vente pour tous
les appareils informatisés, à commencer les ordinateurs.
L’idée que
l’intuition en informatique existe est en apparence prouvée par certains faits
dont le moins contestable est l’âge de plus en plus précoce des utilisateurs. Les
enfants, à peine marchent-ils, manipulent télécommandes, tablettes numériques
et autres consoles de jeux non seulement sans dommages particuliers mais aussi
avec succès. Comme l’animal possède un instinct lui permettant par exemple,
s’il s’agit d’une tortue à peine éclose de l’oeuf, de parcourir la plage vers
l’océan et de survivre dans ce milieu hostile, les générations du XXI° siècle
possèderaient une intuition pour s’adapter immédiatement à l’univers
technologique. “ Cette génération est née avec ” constate l’opinion. Pourtant,
l’analogie entre intuition et instinct ne tient pas : car un déterminisme
naturel renseigne la tortue et lui dicte son comportement ; ce dernier est
inné. Or, il ne peut être question d’innéisme pour un objet inventé par la civilisation.
Alors l’idée
d’intuition en informatique n’est-elle qu’un abus du langage commercial ou
a-t-elle un sens ?
D’une intuition illusoire
à une adaptabilité réelle.
N’y a-t-il pas contradiction,
pour ne pas dire absurdité, à associer intuition et informatique car quoi de
moins naturel, par définition, qu’un objet de haute technologie ? Quelques
millions d’années le séparent de l’origine de l’homme. L’invention de l’outil, du
langage, de l’écriture, des mathématiques a été le prélude nécessaire, durant
plus de deux millions d’années, pour donner naissance à l’électronique. Ainsi l’informatique,
dans son histoire comme dans son fonctionnement, est discursive et non pas
intuitive. Car elle se forme et se déploie dans un enchaînement ininterrompu de
causes à conséquences dont la variété de natures, du langage logique de Boole
aux impulsions électriques, ne doit pas dissimuler l’essence unique : le
cerveau humain créateur d’un monde purement humain, c’est-à-dire artificiel.
Et pourtant, comme avec
l’élipse temporelle mise en scène par Stanley Kubrick dans son film 2001, l’odyssée de l’espace - l’os
traversant l’espace-temps pour devenir vaisseau spatial - l’objet électronique
devient entre les mains de l’enfant un jouet aussi simple que des cubes à
empiler.
En réalité, ce n’est
pas l’informatique qui est intuitive, c’est la curiosité technique qui l’est
devenue chez notre espèce au cours de l’évolution. L’enfant éprouve, pour
s’adapter au monde dans lequel il est né, un besoin de découverte qu’il
satisfait au contact des objets à sa portée. Tous, pour lui, sont nouveaux
puisque tous présentent ce caractère mystérieux et complexe que nous, adultes,
attribuons seulement à des outils innovants car inconnus de nous. Les doigts de
l’enfant des années 2000 glissent avec assurance sur une tablette tactile
probablement comme ceux d’autres époques manipulaient avec dextérité la fronde.
Ainsi, si l’on veut
parler dans le cas présent d’intuition, il faut entendre deux phénonèmes. D’une
part, une mémoire collective et lointaine que chaque individu humain partage
avec ceux de son espèce : il lui faut apprendre vite pour survivre, quelle que
soit la technique à apprendre. D’autre part, l’extrême plasticité de notre
cerveau ( et ce à un âge relativement avancé, contrairement à une idée
longtemps reçue ) en interaction constante avec le monde extérieur. Le cerveau
du jeune enfant se modèle en fonction de ce que le monde dans lequel il vit lui
offre et il en va de même de ses aptitudes physiques au rang desquelles sa
dextérité. En ce sens, l’humanité est en partie le produit de sa technique. Preuve
qu’il ne peut y avoir instinct. Par conséquent, personne ne naît avec le geste
intuitif propre à une technique particulière mais tout humain naît avec la
capacité de s’adapter suffisament vite et efficacement pour en donner l’impression.
Et pas plus que
l’enfant, l’adulte ne possède une intuition lui permettant d’utiliser
spontanément l’outil récemment inventé. Il ne possède que des habitudes devenues
automatismes, donc en apparence innées. S’il faut vraiment trouver une part
instinctive dans son rapport à l’innovation, c’est plutôt la crainte devant
l’inconnu, synonyme de danger potentiel dans la nature. Cette crainte est aggravée
par l’illusion que des habitudes, en réalité forgées, sont innées ; ce préjugé
empêche souvent tout effort volontariste de se déployer. C’est pourquoi souvent
la frange la plus âgée de la population se détourne des nouvelles technologies
ou avoue y rencontrer des difficultés. Le fait qu’il y ait de nombreuses
exceptions montre que l’obstacle est de nature psychologique plus
qu’intellectuelle ou psychomotrice. L’idée d’appareils informatiques intuitifs
prend alors sa dimension commerciale : elle rassure, amadoue. Il s’agit de
laisser croire à tout futur acheteur que, comme Monsieur Jourdain, il sait sans
le savoir.
Cependant, l’argument publicitaire n’est pas entièrement
abusif puisque les concepteurs copient, sous une forme plus ou moins
symbolique, un environnement connu de l’utilisateur. Ainsi la page d’ouverture
de l’ordinateur est-elle le bureau sur lequel on classe des dossiers pour que
secrétaires ou professeurs ne soient pas trop dépaysés. L’interface graphique
où s’affichent menus et fenêtres évoque à l’utilisateur un univers plus ou
moins familier fait d’images. Ces systèmes d’exploitation auxquels s’ajoutent
des couches logicielles, en établissant le lien entre matériel et utilisateurs,
donnent l’impression d’une “ intuition ” en informatique. En réalité, elle ne
peut exister chez l’adulte que si elle a une correspondance dans un monde
connu, qui n’a rien d’intuitif puisqu’il constitue l’univers culturel de
l’individu, univers dont la maîtrise a été acquise puis développée depuis son
enfance.
Un usage intuitif
signifie donc très précisément que le programme s’efforce au maximum de
s’adapter aux acquis préablables de l’utilisateur sans que l’inverse,
c’est-à-dire l’adapatation de l’utilisateur à lui, soit nécessaire. Ainsi
l’informatique devient “ intuitive ” quand elle permet à l’utilisateur de se
passer de tout intermédiaire pour faire fonctionner son appareil au mieux de
ses potentialités. C’est la seule façon d’envisager l’intuition en
informatique. Le terme adaptabilité serait alors plus adéquat. Il évoque d’une
part la capacité de toute espèce vivante, dont la nôtre, à survivre dans son
milieu, et d’autre part les efforts des innovateurs pour se conformer à
l’univers culturel des utilisateurs. Mais peut-être que les consonnances
darwinistes du terme – l’adaptabilité est la condition de l’évolution – heurteraient
une culture anglo-saxonne dominant le monde de l’informatique et imprégnée de
religiosité. Surtout, l’évolution n’est pas le progrès. La première est biologique
et déterminée par la nature, le second relève de la volonté humaine. Or, c’est
à ce second que l’idée d’intution en informatique se rattache : plus un
appareil serait d’usage intuitif, plus il serait la marque d’un progrès
puisqu’il répondrait à la principale mission de la technique, faciliter la vie.
Laisser croire à
l’intuition peut cependant favoriser le progrès.
Passons par un
détour faussement anecdotique pour mesurer l’enjeu de l’idée d’intuition en
informatique. Cette idée est en définitive au cœur de la guerre, très virulente
à la fin du XX° siècle, entre le monde PC et le monde Mac ( devenu Apple ). Elle
reposait d’abord sur une équivoque : tout ordinateur vendu au grand public
était un personal computer, un PC. Pourquoi
alors les distingua-t-on ? Car chacun, une fois l’écran allumé, dessinait un
monde, une géographie lisibles dès la présentation du bureau. Or, la première
de ces géographies, celle par arborescence sur les PC, apparaissait au néophyte
plus complexe que la seconde, les icônes sur les Mac. Le design des Mac masque
la grande complexité du numérique. “ Environnement convivial ” disent les
publicités. Voilà un argument décisif car flatteur pour notre seul instinct
vivace, celui de conservation. La convivialité est le contraire de l’hostilité.
Donc, avec un appareil “ convivial ”, je suis en terrain ami et non pas ennemi
; je suis en sécurité, comme chez moi. C’est pourquoi la querelle entre ces
deux mondes, tels qu’ils se désignent eux-mêmes - ce terme mériterait à lui seul,
dans le contexte informatique, une longue analyse - ne peut être réduite à une
querelle de design autour du bien ou du mal fondé des apparences et de
l’esthétique des outils informatiques.
Cette querelle rappelle
en effet celle que se sont mené, au XVII° siècle, les savants qui n’admettaient
de langue scientifique que le latin et ceux qui employaient les langues “ vulgaires
”, c’est-à-dire étymologiquement du peuple, l’italien pour Galilée ou le
français pour Descartes. Une langue d’initiés rassure ceux qui le sont en leur
conférant une supériorité condescendante sur le vulgaire, jugé trop sot pour se
hisser à leur hauteur. Le Dialogue sur
les deux systèmes principaux du monde ( 1632 ) ou le Discours de la méthode ( 1637 ) étaient, au sens où l’entendent les
vendeurs d’appareils informatiques, intuitifs puisqu’ils ne supposaient pas de
passer par un médiateur superflu, la langue latine, pour accéder à un savoir
nouveau. Combien de culture exigeaient-ils néanmoins, à commencer par savoir
lire ? Mais une connaissance du moins devenait superflue, comprendre le latin ;
ces textes scientifiques étaient alors plus accessibles d’un degré que les
textes habituels.
Or, le progrès est
venu de ces savants qui ont su, au fil des siècles, dénoncer des croyances pour
convaincre le public que leurs découvertes représentaient la vérité. Celles-ci,
par exemple l’héliocentrisme, sont aujourd’hui pour nous de telles évidences
qu’il nous semble que nous les connaissons intuitivement. De même l’informatique,
après avoir été l’apanage de quelques initiés, a fait irruption dans tous les
moments de notre vie, professionnelle et privée et ce à tous les âges. Ainsi,
quand la maîtrise de la micro informatique n’exige pas de s’y connaître en
programmation ni en électronique, dispense de mémoriser l’usage de chaque
touche ( en voie de disparition ), elle est appelée intuitive car elle a levé
les obstacles entre la majorité non initiée et une nouvelle technologie. La
banalisation de l’usage fait alors croire à de l’intuition.
On cesse d’y croire
lorsque l’appareil est devenu tellement intuitif qu’il devient difficile, voire
impossible de l’utiliser, surtout au maximum de ses potentialités. L’idée d’intuition
est alors en même temps la condition et la limite du progrès : sans elle, pas
de confiance vis-à-vis de la nouveauté ; mais avec elle exclusivement, perte de
confiance dans l’objet nouveau, trop nouveau. L’utilisateur qui ressentait de
la fierté à utiliser “ intuitivement ” telle innovation sera frustré ou vexé
d’être mis en difficulté par une autre. Les plus perspicaces se douteront que
l’intuition les a moins guidés que l’habileté des concepteurs de l’appareil.
L’intuition est en réalité
l’apanage des créateurs, pas des utilisateurs.
S’il y a donc un
reproche à adresser à l’argument de l’intuition par appâter les acheteurs
d’outils informatiques, c’est d’avoir détourné le sens et la portée initiaux du
terme. En réalité, l’intuition, si intuition il y a, n’est pas du côté des utilisateurs
mais des concepteurs d’appareils et plus encore de programmes.
Revenons à
l’origine de l’informatique, dont le nom, contraction des mots information et
automatique peut se définir comme “ la science de tous les traitements
effectifs applicables à des données discrètes. ” ( 1 ) Cette origine n’est
pas technique mais mathématique et logique. En effet, en 1936, le mathématicien
britannique Turing et le logicien étasunien Church proposent tous deux
séparément une formalisation de la notion d’algorithme. “ La thèse de Church-Turing pose donc en fait une définition : elle
introduit un nouvel objet mathématique ( les machines de Turing ) pour
caractériser formellement une notion intuitive ancienne ( la notion
d'algorithme ). ”( 1 ) Il y a donc bien, si l’on remonte maillon par
maillon la chaîne de l’informatique à l’algorithme, une source intuitive
puisque indémontrable ( “ Cette thèse
est, par nature, indémontrable puisque la notion d'algorithme, avant elle,
n'avait pas de définition mathématique précise à quoi on aurait pu comparer
celle des machines de Turing. ” ( 1 ).
Or l’intuition
correspond dans les écrits des savants du XVII° siècle à l’indémontrable.
Pascal, par exemple, écrit dans De
l’esprit géométrique : “ C’est-à-dire,
en un mot, que quelque mouvement, quelque nombre, quelque espace, quelque temps
que ce soit, il y en a toujours un plus grand et un moindre : de sorte qu’ils
se soutiennent tous entre le néant et l’infini, étant toujours infiniment
éloignés de ces extrêmes. Toutes ces vérités ne se peuvent démontrer, et
cependant ce sont les fondements et les principes de la géométrie.” ( 2 ).
Ainsi, l’intuition est une capacité à “ voir ” spontanément, non pas dans le
monde matériel et concret, mais dans son propre esprit, des idées certaines.
L’intuition n’est ni la perception, capacité sensible, ni l’imagination
pourvoyeuse d’erreur et d’illusion. L’intuition, pour ceux qui admettent son
existence, serait une sorte de fulgurance de l’esprit se distinguant de
l’instinct animal puisqu’elle n’appartient qu’aux êtres dotés de la raison, les
hommes.
Au XVII° siècle,
les mathématiciens estimaient par conséquent que certaines connaissances mathématiques
de base, les premiers principes, ne pouvaient être qu’intuitives. Mais pourquoi
parmi eux tous se référer à Pascal ? On peut en effet lui reprocher un fidéisme
anti-rationaliste qui, en accordant trop de place à l’intuition au détriment du
raisonnement, constituerait un argument facilement contestable. Mais d’une
part, même ses adversaires rationalistes tels que Descartes ne dénient pas
l’intuition, au contraire. D’autre part, concepteur de la pascaline, il est
considéré comme l’inventeur de la machine à calculer ; or, si l’ordinateur
n’est pas une machine à calculer puisque contrairement à elle, il a la “ capacité à enchaîner plusieurs opérations en suivant des instructions
paramétrables ” ( 1 ), la machine à calculer a inspiré son invention. Le
langage de programmation Pascal rend d’ailleurs hommage à l’inventeur de la
pascaline. Il y a là un fil conducteur qui ne doit cependant pas conduire à une
méprise trop fréquente : la confusion entre technique et science.
En effet, la première
vise l’action, la pratique, la seconde la théorie, la connaissance en soi, la
contemplation comme disaient les Grecs anciens. Et ce n’est pas parce que, dans
le monde moderne, la science n’est le plus souvent envisagée par le profane que
comme la servante de la technique que les deux domaines ne forment qu’un dans
la réalité. C’est pourquoi la technique, qui a consisté pour notre ancêtre homo habilis à transformer manuellement
de la matière brute pour fabriquer des outils, existe indépendament de la
science sous forme empirique. La science, ensemble de connaissances théoriques
visant à expliquer l’univers, est dite pure quand elle n’a pour objectif
délibéré aucune application pratique. Quant à la technologie, dont relève
l’informatique, elle est née de l’utilisation des découvertes scientifiques par
les ingénieurs pour inventer de nouvelles techniques ; c’est en quelque sorte
la science appliquée. Mais elle n’existerait pas sans la science pure. C’est
pourquoi “ Si nous avons particulièrement
insisté sur les aspects théoriques de l'informatique, c'était pour
contrebalancer l'image trop "technique" qu'elle véhicule
habituellement. ” ( 1 ) L’informatique
est affaire de mathématique et de logique avant de l’être de technique. Alors
si l’on admet l’intuition en mathématiques, il faut l’admettre en informatique dans
sa phase de création. Il n’y a par contre pas d’analogie entre l’intuition intellectuelle
algorithmique, reconnue par les mathématiciens, et la supposée intuition à
manipuler attribuée aux utilisateurs.
Conclusion : l’intuition
en informatique, nouvelle illusion de la culture de masse.
Ainsi, en abusant
du terme d’intuition, l’informatique prolonge la confusion maintenant inextricable
dans l’opinion entre science et technique. C’est pourtant seulement à la première,
abstraite, qu’il conviendrait de rattacher l’intuition sur laquelle le savant s’appuie
pour expliquer mais aussi donner un sens à l’univers. Cette recherche de sens
est théorique, même s’il arrive que le savant se mette au service de la
technologie, qui, pour sa part, vise l’action, aussi dématérialisée soit-elle
comme en informatique. Invoquer l’intuition en informatique comme argument de
vente accentue donc encore la confusion entre ces domaines. C’est la galvauder
en favorisant le désir du grand public de pouvoir aisément profiter de leur
nouveau matériel.
Mais peut-être que
cette illusion – car pianoter sur un clavier pour jouer ou communiquer, même “
intuitivement ”, ne fait pas de quelqu’un une personne douée en informatique –
parce qu’elle flatte la masse, est aussi révélatrice de la culture de masse. L’idée
d’intuition en informatique laisse planer un espoir de démocratie de
l’informatique. Mais quel pourcentage des capacités technologiques de leurs
outils informatiques les non spécialistes utilisent-ils ? Et est-ce seulement
parce que nombre d’applications ne leur sont pas utiles ou que, faute d’une
formation, elles leur sont difficilement accessibles?
Le Garn, mars 2014
(1) http://www.lattice.cnrs.fr/sites/itellier/poly_intro_info/index.html, un passionnant article d’Isabelle TELLIER.
( 2 ) Oeuvres complètes, Le Seuil 1963,
p. 352.