L'auteur

Titulaire d'un Doctorat en philosophie et d'une maîtrise en histoire, l'auteur est restée fidèle à ses deux «initiateurs» en philosophie, Nietzsche et Kierkegaard, mais admire tout autant Spinoza, Russell, Arendt...
Marie-Pierre Fiorentino

jeudi 16 janvier 2014

Un livre de photographies deux fois révélateur.

À Chantal.

            Recevoir un “ grand livre illustré ” ( dixit l’avant propos ) sur la vie de Sagan m’a d’abord décontenancée. Enfant, je n’aimais pas les albums. Quelle histoire me racontaient-ils ? J’ai tout de suite préféré les récits dont les mots me semblèrent bien moins limitatifs que les images. Peut-être est-ce parce que je vois celles-ci sans savoir les regarder, comme je m’ennuie vite des photographies de personnalités dans les magazines. D’ailleurs, ces dernières années, les rubriques littéraires y sont devenues parfois difficiles à distinguer des rubriques mode ou beauté. L’esthétique des jeunes écrivains, naturelle ou retravaillée à l’ordinateur, est indéniable.
            Mais ces photos montrent le succès, pas le talent. Elles sont, en tant que portraits, le dédoublement durablement figé entre une personne et la personnalité qu’elle est devenue. Photographier, qui consiste à capturer le physique de quelqu’un pour le mettre sur papier – ou aujourd’hui sur écran-, est à la reproduction moderne des corps ce que la statuaire était à Olympie où les athlètes allaient “ se faire sculpter le portrait ” à l’atelier. Mais statufier, c’est aussi pétrifier, c’est-à-dire transformer en pierres, autant dire ôter ce que le modèle a de vivant. Pauvre Descartes enfermé pour l’éternité dans son visage rébarbatif peint au crépuscule de sa vie ! Cependant, il faut distinguer entre les photographies. J’écarte d’emblée les photographies d’art car si l’art révèle, elles aussi – “ révélateur” étant d’ailleurs un terme employé dans la technique photographique. Restent les photographies des professionnels et les photographies d’amateurs, les premières mises en scène, les secondes le plus souvent prises sur le vif. Les premières racontent la vie des rock stars, les secondes des familles.
            Le cas Sagan relève des deux. Succès de librairie, jeu, drogue ... “ J’étais la prisonnière d’un personnage. Rien à faire pour m’en évader ” écrivait-elle. Mais qui l’avait encarcérée : les clichés sur pellicule ou les clichés de la rumeur ? La prison n’est-elle pas cette légende sur elle ? Or, la légende Sagan s’est moins bâtie sur la personnalité réelle que sur une exigence tacite mais inéluctable de la morale : la réussite doit se payer, surtout quand elle échoit aux jeunes et aux femmes. Si Sagan était née dans un milieu défavorisé, si elle avait dû patienter des années dans l’antichambre des éditeurs, si elle avait été laide, le prix n’aurait probablement pas été celui du scandale perpétuel. Parler de Sagan a signifié pour nombre de parleurs gratter la dorure et certaines photos ont aidé à la tâche. L’Aston Martin de l’écrivain sur le capot, quelles attentes avides du public n’a-t-elle pas comblées, goût du sang et droit supposé aux accusations moralisatrices !
            Alors l’album photo publié par le fils de Sagan m’est apparu, paradoxalement, d’une sincérité au-delà de la légende brouillée par trop de mots. Les mots, parce qu’ils sont moins limitatifs, sont parfois plus dangereux que les images. Choisis sans réflexion ou, pire, médités dans la malveillance, ils construisent un récit capable de s’imposer comme une vérité durable alors que les photographies ne montrent que la réalité d’un instant. Mais une vie ne se mesure-t-elle pas aussi bien à celle-ci qu’à celle-là ?
          Ma réticence initiale a trahi ma crainte du péché philosophique, la superficialité. Prière sous l’influence de Platon : “ Superficie, apparence des épidermes et des vêtements, ne me détournez pas de la profondeur de l’esprit ! ” Certes, je pourrais apprendre à mieux regarder. Mais ne serait-ce pas encore pour aller au-delà des apparences ?
Denis WESTHOFF, Françoise Sagan ma mère, Flammarion, 2012.

Le Garn, janvier 2014.