À Chantal.
Recevoir un “ grand livre illustré ” ( dixit l’avant
propos ) sur la vie de Sagan m’a d’abord décontenancée. Enfant, je n’aimais pas
les albums. Quelle histoire me racontaient-ils ? J’ai tout de suite préféré les
récits dont les mots me semblèrent bien moins limitatifs que les images. Peut-être
est-ce parce que je vois celles-ci sans savoir les regarder, comme je m’ennuie
vite des photographies de personnalités dans les magazines. D’ailleurs, ces
dernières années, les rubriques littéraires y sont devenues parfois difficiles
à distinguer des rubriques mode ou beauté. L’esthétique des jeunes écrivains,
naturelle ou retravaillée à l’ordinateur, est indéniable.
Mais ces photos
montrent le succès, pas le talent. Elles sont, en tant que portraits, le
dédoublement durablement figé entre une personne et la personnalité qu’elle est
devenue. Photographier, qui consiste à capturer le physique de quelqu’un pour
le mettre sur papier – ou aujourd’hui sur écran-, est à la reproduction moderne
des corps ce que la statuaire était à Olympie où les athlètes allaient “ se
faire sculpter le portrait ” à l’atelier. Mais statufier, c’est aussi
pétrifier, c’est-à-dire transformer en pierres, autant dire ôter ce que le
modèle a de vivant. Pauvre Descartes enfermé pour l’éternité dans son visage
rébarbatif peint au crépuscule de sa vie ! Cependant, il faut distinguer entre
les photographies. J’écarte d’emblée les photographies d’art car si l’art révèle,
elles aussi – “ révélateur” étant d’ailleurs un terme employé dans la technique
photographique. Restent les photographies des professionnels et les
photographies d’amateurs, les premières mises en scène, les secondes le plus
souvent prises sur le vif. Les premières racontent la vie des rock stars, les
secondes des familles.
Le cas Sagan relève
des deux. Succès de librairie, jeu, drogue ... “ J’étais la prisonnière d’un personnage. Rien à faire pour m’en évader
” écrivait-elle. Mais qui l’avait encarcérée : les clichés sur pellicule ou les
clichés de la rumeur ? La prison n’est-elle pas cette légende sur elle ? Or, la
légende Sagan s’est moins bâtie sur la personnalité réelle que sur une exigence
tacite mais inéluctable de la morale : la réussite doit se payer, surtout quand
elle échoit aux jeunes et aux femmes. Si Sagan était née dans un milieu
défavorisé, si elle avait dû patienter des années dans l’antichambre des
éditeurs, si elle avait été laide, le prix n’aurait probablement pas été celui
du scandale perpétuel. Parler de Sagan a signifié pour nombre de parleurs
gratter la dorure et certaines photos ont aidé à la tâche. L’Aston Martin de
l’écrivain sur le capot, quelles attentes avides du public n’a-t-elle pas
comblées, goût du sang et droit supposé aux accusations moralisatrices !
Alors l’album photo
publié par le fils de Sagan m’est apparu, paradoxalement, d’une sincérité
au-delà de la légende brouillée par trop de mots. Les mots, parce qu’ils sont
moins limitatifs, sont parfois plus dangereux que les images. Choisis sans
réflexion ou, pire, médités dans la malveillance, ils construisent un récit capable
de s’imposer comme une vérité durable alors que les photographies ne montrent que
la réalité d’un instant. Mais une vie ne se mesure-t-elle pas aussi bien à
celle-ci qu’à celle-là ?
Ma réticence
initiale a trahi ma crainte du péché philosophique, la superficialité. Prière sous
l’influence de Platon : “ Superficie, apparence des épidermes et des vêtements,
ne me détournez pas de la profondeur de l’esprit ! ” Certes, je pourrais
apprendre à mieux regarder. Mais ne serait-ce pas encore pour aller au-delà des
apparences ?
Denis WESTHOFF, Françoise Sagan ma mère, Flammarion, 2012.
Le Garn, janvier 2014.