L’envie m’a prise de réentendre Carmen.
J’ai sorti le CD de sa boîte, l’ai glissé dans le lecteur et pensé à Nietzsche.
Je ne peux écouter Carmen sans songer
à la passion du philosophe pour cet opéra. Il avait dû si souvent l’entendre.
Ou peut-être que non. Car il devait attendre qu’il soit joué… Mais ça y était,
il pénétrait dans le théâtre. Il allait, avec extase, retrouver ce que sa
mémoire avait conservé, redécouvrir ce qu’elle avait oublié et gagner en
enthousiasme. Puis, longtemps après les applaudissements finaux, de retour à la
solitude silencieuse de sa chambre, l’œuvre se faisait l’hôte choyé de son âme.
Qu’il avait dû avidemment écouter orchestre et chanteurs pour que rien ne
puisse l’en chasser, pas même la folie.
Mon extrapolation
n’est ni nostalgique ni critique. Le procès d’une technique sans laquelle, pour
des raisons d’éloignement géographique entre autres, j’aurais été privée de
pans entiers de l’art, serait injuste et absurde. Pourtant, cette nouvelle
donne (nouvelle au regard de la longue histoire de l’art) a conduit à un
antagonisme entre puristes et grand public, les premiers, assidus aux
spectacles vivants, aux salles de cinéma et autres galeries d’art jugeant toute
autre approche dénuée de sens, les seconds se contentant de ce qui est à leur
portée. Mais les seconds ne me semblent pas dupes de la part escamotée par le
voile des techniques de diffusion – ce n’est pas en vain que l’on distingue par
exemple “ petit ” et “ grand ” écran. Quant aux premiers, sont-ils conscients
que malgré tous leurs efforts, vivre dans le monde technologique modifie leur
rapport aux œuvres ? Car la possibilité de l’usage de la technologie modifie presque
autant que l’usage lui-même la position du spectateur. Ce dernier ne peut
éprouver, comme l’éprouvèrent nos aïeux, l’urgence intégrale de s’emparer d’une
création aussitôt donnée aussitôt reprise. S’il ne peut se déplacer, du moins
pourra-t-il acheter le disque ou le catalogue de l’exposition, sans parler des
téléchargements et visites virtuelles. Et il fera de même s’il veut conserver
un souvenir. En ouvrant la voie à ces “ si ”, la technique ferme de fait la
voie à la rareté. C’est l’un des aspects de la culture de masse.
Les supports de
diffusion sont ainsi devenus pour l’art ce que la béquille est pour le boiteux,
un mieux que rien. Faut-il se réjouir de ce qu’ils offrent ou regretter la
rareté à laquelle ils essaient de remédier ? À moins que le problème se pose en
d’autres termes.
Depuis le XXe
siècle, on crée avec la technique ou malgré elle, mais que serait une création au-delà
d’elle ? Une création dans laquelle elle ne serait ni voile ni béquille mais parviendrait
à former un corps inédit avec elle comme apparaissent, paradoxalement, “
naturels ” tous les artifices artistiques depuis la naissance de l’art ? Cette
redondance du suffixe raconte assez cette symbiose. La littérature y est
parvenue, qui n’a rien perdu et beaucoup gagné avec l’imprimerie.
Le Garn le 26 décembre 2013.