Que me reste-t-il de ce merveilleux après-midi d’août à la fondation
Giannada ? Je sais que j’ai vu des Modiagliani, quelques Chagall, des Van Gogh aussi
et des photos de Cartier- Bresson, des sculptures contemporaines et même des vestiges
gallo-romains.
Mais que me
reste-t-il ? Je ne parle pas du souvenir discursif que guette une vanité snob
si on perd toute lucidité. “ J’ai vu l’exposition Modigliani, une splendeur !
Vous n’y êtes pas allés ? Quel dommage ! ” Je parle de ce qui, d’une œuvre
d’art côtoyée, s’imprime intimement en nous et nous transforme, ne serait-ce qu’à
peine. Je parle de ce qui, surgissant de façon impromptue, fera qu’une réalité
ne nous apparaîtra plus seulement brute – et brutalement - mais à travers le
prisme des traces laissées par l’oeuvre. Un souvenir sensible de celle-ci nous fait
atteindre la réalité par facettes ; nous la cernons mieux que si nous n’étions
capables de ne l’aborder que de face. Ainsi une oeuvre nous enrichit-elle car autrefois
présente à nos yeux mais maintenant absente, son empreinte persiste en nous, multipliant
nos perceptions du réel, en variant le point de vue et l’intérêt.
Ce qui nous reste
d’une oeuvre d’art, c’est donc la chance inépuisable de ne pas nous trouver
réduits à la réalité de notre espace et de notre temps. Je suis accoutumée à
vivre ainsi avec la littérature, la musique et le cinéma.
Mais la peinture et
la sculpture ? Honte au fallacieux argument selon lequel il se pourrait que je
n’ai pas encore rencontré l’occasion de ce surgissement. Je ne suis pas dupe. J’ai
constaté que, des expositions vues au fil des ans, il me reste à peine.
Des expositions
vues. Mais regardées ? Regardées au point d’imprimer la rétine comme les mots
lus ou les notes entendues imprègnent le cerveau ? Les mots lus, relus, relus
encore. Et les notes inlassablement réentendues. On dit aussi “ revoir ”
probablement parce qu’il est évident que voir une fois, c’est ne pas voir. Mais
“ re-regarder ” serait plus adéquat. Le mot n’existe pas ; regarder étant plus
fort que voir, n’est-ce pas suffisant ? Pourtant, une exposition donne tant à
voir qu’elle est une invite à ne rien regarder. Si l’on nous servait en un
repas la nourriture d’un mois, nous serions vite écœurés. Pas question
cependant de jouer les écœurés dans une exposition : on a payé sa place, on
craint de passer pour un inculte, on aurait mauvaise conscience…
Pourtant, il
faudrait avoir l’audace de se consacrer, à chaque exposition, à une seule œuvre.
Parcourir les salles à sa recherche comme l’aigle scrute la plaine en quête
d’une proie puis fondre sur elle et se fermer à tout autre chose, en devenir
ivre, obsédé, la posséder par cœur dans ses teintes, ses formes et les replis
des traits laissés par le pinceau. Et que dire de la sculpture plus précieuse
encore par sa sensualité mais si peu propice à la préhension par l’esprit ?
J’ai un peu triché
cet après-midi là. Je suis allée à plusieurs reprises, flânant dans la galerie
supérieure, re-regarder cette minuscule sculpture romaine, un admirable bouc
tendant fièrement le cou et les cornes à travers deux millénaires. Toi,
ferraille antique, je sais que tu me restes. Et rien que pour toi, je ne
regrette pas mon bel après-midi.
De Martigny au Garn, entre début août et octobre 2013.