A Denis
Hobbes, comme
Plaute avant lui, affirme dans une formule célèbre que “ l’homme est un loup pour l’homme. ” Laissons aux spécialistes
l’analyse de l’origine, du sens et de la portée de ce principe pour nous
intéresser à la manière dont le philosophe anglais entend persuader ses
lecteurs de sa véracité dans une page du Léviathan.
Il prévient les objections par une question qu’il adresse à chacun :
prenons-nous des précautions pour protéger nos biens et notre personne, que ce
soit à notre domicile – où pourtant seuls vivent nos proches - ou en voyage ? Oui,
bien sûr. Alors, que celui qui n’a jamais fermé sa porte à clé ni soupçonné un
parent ou un voisin de convoiter son argent ou sa femme jette la première
pierre à celui qui professe que “ l’homme
est un loup pour l’homme.” Nul besoin, finalement, de persuader qui l’est
déjà en son for intérieur ; le lui faire reconnaître suffit. La formule devient
alors réaliste puisque confirmée quotidiennement par toutes les mesures de
protection prises. Il est à noter que ce réalisme porte surtout sur notre
sentiment d’insécurité, dont la source est probablement l’insécurité réelle, sans
pouvoir cependant établir un rapport proportionnel entre les deux. La formule
est un constat de ce qu’éprouve chacun. Mais elle joue aussi le rôle d’une mise
en garde car si elle est exacte, on a bien raison d’être méfiant. Bref, la
formule naît du réalisme et en engendre. Exactement comme un roman policier.
En effet, toute intrigue
policière, pour qu’elle soit plausible indépendamment de la situation particulière
qu’imagine l’auteur, nécessite un ressort universel, ou du moins supposé tel.
Elle le trouve implicitement dans l’idée que “ l’homme est un loup pour l’homme” tout en prolongeant ses
implications. Car pour comprendre un crime, il ne faut pas limiter la suspicion
à l’individu physiquement coupable mais l’étendre à son entourage et parfois à
la société toute entière. Un crime ne plonge-t-il pas ses racines dans des
ramifications où aucun protagoniste n’est réellement innocent ? Il arrive même
que l’on finisse par plaindre le coupable qui n’est devenu tel que parce qu’il fut
autrefois victime. Ainsi, chaque récit policier décrit une nouvelle façon dont
l’homme peut se comporter en “ loup ”. Il s’ancre dans un contexte culturel,
social, politique qui forme le tissu d’une réalité pessimiste à l’instar de la
philosophie de Hobbes.
Mais de même que celui-ci
propose une solution à la violence en personnifiant l’État dans le Léviathan,
figure tutélaire toute puissante capable d’unir contractuellement les hommes et
de les soumettre totalement pour faire régner la sécurité, les aventures
policières reposent sur la figure d’un détective, au sens le plus large : enquêteur
privé ou commissaire, médecin légiste ou même simple particulier – une vieille
fille un peu agaçante mais tellement finaude fera l’affaire. Le détective n’a
pas l’étendue des pouvoirs du Léviathan mais il en possède un plus précieux
encore, celui de dévoiler la vérité. Il est un héros car il offre au lecteur ce
que la réalité lui refuse souvent, l’éclaircissement d’un mystère, des raisons
cohérentes à des actes aussi cruels que gratuits en apparence. Peu importe, à
la limite, que le coupable soit puni du moment que l’affaire est élucidée. Le
roman policier repose donc sur l’équilibre entre crime commis dans l’ombre et
lumière faite. Le premier est fondé sur le réalisme tel qu’il vient d’être
défini, la seconde relève de l’idéalisme, d’un monde parfait auquel chacun
aspire tout en sachant qu’il est impossible à atteindre.
Ainsi le genre
policier exige-t-il que l’homme soit un loup pour l’homme, ou du moins que nous
le croyons, pour exister. Et nous recourons au roman policier pour nous en
consoler. N’est-ce pas en cela que nous sommes tous des loups, à nous repaître
du sang versé pourvu que ce ne soit pas le nôtre ? Effusion toute romanesque,
certes. Mais nous l’acceptons bien volontiers pourvu qu’elle donne lieu à une
enquête captivante, pourvu surtout qu’elle entretienne en nous l’idéal de la
vérité.
Le Garn, août 2013.