L'auteur

Titulaire d'un Doctorat en philosophie et d'une maîtrise en histoire, l'auteur est restée fidèle à ses deux «initiateurs» en philosophie, Nietzsche et Kierkegaard, mais admire tout autant Spinoza, Russell, Arendt...
Marie-Pierre Fiorentino

lundi 6 août 2012

A propos du postulat selon lequel les philosophes sont misogynes.

L’hostilité de très nombreux philosophes à l’égard des femmes constitue l’incohérence la plus flagrante dans leur travail pour dépasser l’opinion commune et débusquer les préjugés jusque dans les idées qui se donnent comme connaissances. Leur mépris, voire leur haine, rabaissent certaines pages des œuvres les plus profondes à un degré de sottise propre à ruiner la réputation de leurs auteurs. Il n’en fut pourtant rien car leurs lecteurs, majoritairement masculins, n’ayant jamais envisagé eux-mêmes que la misogynie fût un préjugé, étaient dans l’incapacité de la relever comme telle et par conséquent de prendre les « amis de la sagesse » en flagrant délit de pensée grégaire.
Mais si l’on compare les préventions de ces philosophes sur la supposée infériorité féminine avec leur attitude vis-à-vis de la croyance religieuse, force est de constater la profondeur de l’enracinement des premières. Car dès le XVII° siècle, ils n’hésitèrent pas à remettre en cause la religion sous son aspect institutionnel et même l’existence de Dieu. Ces critiques qui interrogent le bien-fondé de croyances partagées collectivement mais jamais justifiées débouchèrent au XVIII° siècle sur le déisme, le théisme et enfin l’athéisme. Il devint alors inconcevable pour la plupart des penseurs du XIX° siècle d’adhérer encore à la foi en Dieu. « Dieu est mort » selon la célèbre formule de Nietzsche. Sans doute était-il moins solide que la prétendue « nature féminine » en laquelle celui-ci et consorts athées continuèrent à accorder leur crédit, fidèles en cela au vieil aristotélisme que Galilée, Descartes puis les savants du XVII° siècle avaient su mettre à mal dans les sciences sans toutefois réfléchir à la valeur de ses assertions concernant la féminité.
La question de la misogynie des philosophes se pose donc car ceux-ci ne décèlent, derrière le discours sur les femmes, aucun problème, eux pourtant si soupçonneux. Il est révélateur que Nietzsche qui s’est fait l’archéologue de toutes les valeurs morales, piliers de la culture occidentale, n’ait pas pris conscience que l’idée de nature féminine n’était que l’une d’elle. Le naturel échappant à toute histoire de son fondement, la misogynie ne lui apparaît pas comme un jugement moral relatif mais comme un constat sur le réel. Tant que la proposition selon laquelle la femme est naturellement inférieure à l’homme est envisagée comme une vérité absolue, elle reste hors du champ d’investigation philosophique. Inconsciente de se faire le chantre de l’opinion – ou trop heureuse de se délasser de l’aride analyse pour glaner l’approbation populaire, une fois n’est pas coutume – la majorité des philosophes écrit sur les femmes sans recul spéculatif mais pour régler un litige personnel.
A ce jeu, les plus notoirement misogynes ne sont pas les plus dangereux. Ainsi L’essai sur les femmes de Schopenhauer tient-il plus de la farce que du traité, sorte de compilation de tous les préjugés sexistes en vogue au XIX° siècle, préjugés collectifs amplifiés par les traumatismes intimes de l’individu – du mâle. Rousseau qui expose dans Émile une nature féminine pas nécessairement inférieure mais tellement différente que la féminité se trouve figée en une spécificité l’excluant de la sphère publique et intellectuelle s’est avéré nettement plus nuisible. Aucun n’a tiré de leçon de l’aveu de Socrate dans Le Banquet : il doit une partie de son savoir à une femme, Diotime. Nietzsche ne préfère-t-il pas affirmer, à l’appui de son dégoût du mariage, que si Socrate s’était marié, c’était par pure ironie ?
Ainsi, la misogynie de nos penseurs pourtant les plus lucides est-elle le reliquat d’une foi puérile en un ordre socio-sexuel immuable.

Le Garn, août 2012