L'auteur

Titulaire d'un Doctorat en philosophie et d'une maîtrise en histoire, l'auteur est restée fidèle à ses deux «initiateurs» en philosophie, Nietzsche et Kierkegaard, mais admire tout autant Spinoza, Russell, Arendt...
Marie-Pierre Fiorentino

dimanche 12 juin 2011

La beauté, nouveau bastion de la moralité ?

Jusqu'au début du XX° siècle, le bourgeois dodu et gras étalait son aisance financière en même temps que sa chair. Son embonpoint trahissait le péché commis, le fameux péché de gourmandise qui effraie tant les convives du Festin de Babette. Mais Dieu est miséricordieux et l'ascétisme un idéal dont on disait d'autant plus de bien qu'on ne respectait qu'un autre principe : mieux vaut faire envie que pitié. Chrétien ou laïc imprégné de morale kantienne, tous vivaient alors sous la houlette de tabous qu'ils s'efforçaient d'appliquer à la sexualité mais enfreignaient, quand leurs moyens le leur permettaient, allègrement à table ­ sans doute d'autant plus allègrement qu'ils se privaient d'autres plaisirs. Les tableaux en témoignent : une belle femme était une femme aux formes plantureuses. D'une telle femme il se murmure aujourd'hui qu'elle a un joli visage ; quel dommage qu'elle soit forte ( « grosse » est réservé aux injures. ) La minceur étant devenue notre principal critère de beauté, on blâme celle qui gâche un atout naturel par un défaut coupable. Car aux limites imposées à l'expansion du corps est associée une qualité morale toute philosophico-religieuse, la maîtrise de soi.

Celle-ci, moteur de la moralité du passé comme de la quête de minceur musclée actuelle, consiste à vaincre avec courage le penchant inné aux plaisirs gustatifs et au délassement. C'est une guerre de la volonté contre les désirs, de la société contre la nature. Mais la moralité alimentaire a oublié hypocritement son nom pour adopter celui d'hygiène de vie, c'est-à-dire de régimes frustrants et d'activités sportives contraignantes. On fait des efforts pour ressembler à un être parfait qui n'est plus la sainte mais la top modèle. On façonne sa silhouette sur des engins qui crissent et claquent à la performance comme retentit le marteau du sculpteur. N'empêche que le sentiment de culpabilité perdure. Et l'on va se peser comme on allait à confesse, en espérant qu'un petit écart passera inaperçu.

Mais quelle joie si on se rapproche de l'idéal ! Ainsi, être maigre comme le Christ du Gerokreuz ou comme un rescapé des camps de la mort n'est plus symbole de martyr mais de triomphe. On a été capable de s'infliger à soi-même un supplice comme si on était son pire ennemi. C'est qu'on est toujours sur le point de le devenir, son ennemi, si celui que l'on est extérieurement dément celui que l'on est intérieurement, forcément quelqu'un de bien. Car l'âme étant invisible, comment la faire connaître aux autres sinon par le corps ? Celui-ci doit donc être le reflet du meilleur de nous-mêmes. L'obésité du banquier il y a cent cinquante ans exprimait son sens des affaires. Nous exhibons, en faisant saillir quelques os entre les muscles, notre force de caractère.
De l'esthétique à la morale, il n'y a alors qu'un pas. « Il faut souffrir pour être belle. » Le « beau », c'est aussi le « bon » et finalement le «bien. ». C'est pourquoi la rondeur engendre la pitié méprisante pour le laisser-aller qu'elle trahit et l'espérance de vie compromise qu'elle augure. D'ailleurs, pour une fois, les sexes sont égaux et l'impératif s'applique aussi aux hommes.

Au XXI° siècle, nous n'avons donc plus besoin des imprécations dominicales du prêtre pour ne pas céder à la tentation pâtissière et à la paresse. Presse, affiches, cinéma et télévision nous inoculent quotidiennement le modèle d'une maigreur christique exemplaire. La vertu, cette «beauté intérieure », a fini par conduire à ce dont elle devait originairement se détourner, la beauté physique. Dans la spiritualité, le corps devait être mortifié pour accéder au paradis et à la béatitude. En dehors de toute spiritualité, le corps reste un obstacle à réduire à l'état d'instrument : l'instrument du bonheur (amour, gloire et beauté.) Maintenant comme hier, l'exploit sacrificiel appelle l'admiration. Et au-delà de l'admiration pour le saint ou pour le mince, il y a le respect pour la constance stoïque de leur abnégation.

En quoi, pour parodier Nietzsche, nous sommes encore moraux quand nous nous laissons prendre au piège de la beauté taille mannequin. Moraux, c'est-à-dire naïvement irrationnels et grégaires.

Pourtant, la santé, s'indignera-t-on !
Mais son culte et la vénération pour ses prophètes, les médecins prescripteurs de régimes anti-maladies, ne sont-ils pas les dieux auxquels on se voue quand on ne sait plus auquel se vouer ?
« Dans quel sens nous sommes aussi encore pieux. » ( Nietzsche, Le Gai savoir, aphorisme 344. )