L'auteur

Titulaire d'un Doctorat en philosophie et d'une maîtrise en histoire, l'auteur est restée fidèle à ses deux «initiateurs» en philosophie, Nietzsche et Kierkegaard, mais admire tout autant Spinoza, Russell, Arendt...
Marie-Pierre Fiorentino

lundi 27 juillet 2015

Le spleen du prince B.

Il était une fois un prince triste et plein d’ennui. Les médecins affublaient ses souffrances de noms hermétiques à l’abri desquels elles faisaient prospérer leurs racines.
Cette impuissance ne laissait pas de préoccuper ses parents.
- Si seulement il lisait, il se sentirait moins désœuvré, soupirait la reine, bibliophile.
- Si seulement il courait après les filles, objectait le roi.
- Ou les garçons, complétait la reine.
Mais comment le prince serait-il tombé amoureux ? Il regardait à travers toutes les femmes et tous les hommes comme à travers une vitre sans tain.

Même les plaisirs de la table n’en étaient guère pour le prince B. Pourtant, il accepta un jour de mordre dans un appétissant gâteau qu’un inconnu avait fait livrer à son intention. C’est alors que sous le nappage aux amandes et aux abricots, dans une crème légère parfumée au rhum, ses dents se heurtèrent à du métal et il retira de sa bouche un anneau.
Comme le royaume était prospère, vivait en paix et avait le bon sens de ne surtout pas s’intéresser aux malheurs de ses voisins, l’affaire fit grand bruit.  Car enfin, il fallait bien s’attendre à ce que quelque chose se passât un jour. On glosait sur la provenance de l’anneau et les plus malveillants firent circuler une rumeur : le prince s’était lui-même envoyé ce cadeau ; il devenait fou.
L’aventure avait vaguement rappelé au roi une histoire que sa nourrice lui racontait. Il suggéra que l’on fasse défiler toutes les filles du royaume afin qu’elles essaient cet anneau semblable à une alliance. Peut-être était-ce une princesse amoureuse en secret qui avait trouvé là le moyen d’établir le contact. Et au cas où le bijou ne serait allé à aucune fille, la reine avait raison, on le ferait essayer aux garçons.
Mais la reine s’opposa fermement à cette mascarade. Pas question d’agir sous l’influence de contes absurdes !
- Pourtant, comment expliques-tu que cet anneau...
- Il n’y a rien à expliquer ! hurla la reine, exaspérée. Qu’il se le passe au doigt ou qu’il se le suspende au cou mais que je n’entende plus parler de cette ferraille !
Le prince opta pour le second choix. Les gens, attirés par l’or du mystérieux objet brillant sur son plastron, le dévisageraient moins. Il ne serait plus le prince qui porte la déprime sur la figure mais l’anneau du gâteau sur la poitrine.

Un après-midi qu’il promenait seul dans le parc, un violent orage éclata et le poussa vers une voûte rocheuse où il put s’abriter. Mais un chêne gigantesque frappé par la foudre s’enflamma devant lui. Le prince se plaqua à la paroi et celle-ci laissa apparaître une grotte où il s’engouffra tandis que l’arbre s’abattait à ses pieds.
Une lumière tamisée l’invitait à aller plus avant, révélant une étoile de galeries, hautes et bien taillées comme les rues d’une petite citadelle élégamment dessinée. Le prince, intrigué, progressait sans craindre de s’égarer jusqu’à ce qu’il entende des pas et une voix. L’inquiétude le saisit. Pourvu que le lieu ne soit pas le repaire de hors-la-loi.
Il eut soudain peur pour son anneau. Peut-être cet attachement tenait-il à l’énigmatique inscription qu’il était le seul à savoir gravée à l’intérieur et qui, chaque fois qu’il imaginait sa signification, le détournait assez de lui-même pour qu’il ne ressente plus sa vie comme un fardeau trop lourd.
Alors par précaution, il ouvrit le fermoir de la chaîne pour en retirer le bijou qu’il cacha dans sa poche. Mais il ne cessait de le tâter et machinalement finit par l’enfiler. À ce moment précis surgit un homme immense et sans visage. Il marmonnait, se demandant où avait bien pu disparaître celui qu’il avait entendu pénétrer dans son antre. Il tenait en longe un cheval d’airain encore plus gigantesque que lui et sa main fascina la prince. Autant charnue que la tête était squelettique, son index était cerclé de rouge comme si on y avait peint en creux la trace d’une bague.
Cet équipage surnaturel venait droit sur lui et le prince B se sentit pris au piège. La stupéfaction le paralysait lorsque l’homme le croisa en le frôlant sans lui prêter attention pour s’engouffrer dans une autre galerie. Le prince attendit que les pas s’éloignent, que son propre souffle revienne puis rebroussa chemin. À la sortie, il enjamba les braises du chêne et courut sans se retourner jusqu’à ce qu’il aperçût le palais.
À ses abords, l’agitation était aussi vive que dans son esprit. On le cherchait partout. La fumée s’élevant de la direction où l’avaient vu disparaître les derniers témoins avant l’orage laissait présager le pire. Il entendait toutes les supputations alarmantes sur son sort et s’énervait qu’on les prolonge en sa présence.  
- Mais sont-ils tous devenus aveugles, aujourd’hui ? s’énervait-il en replaçant l’anneau, trop large pour son doigt, sur la chaîne. Sitôt fait, ce ne furent plus que cris de soulagement et accolades. Porté en triomphe aux souverains, personne ne s’avisa que l’habituelle lassitude de son visage avait cédé la place à une perplexité curieuse.

Sa mère le trouva le soir même dans sa bibliothèque. Comment diable lui était-il venu à l’idée d’ouvrir la République de Platon ?
- J’ai choisi tout simplement le livre qui était sur la petite table, ouvert à une page fort intéressante.
La reine ne se souvenait pas avoir laissé traîner l’ouvrage mais peu importait.
- Notre fils n’est peut-être pas totalement taré, confia-t-elle plus tard au roi.
- N’empêche qu’il ne faudrait pas que ces idées de politique idéale lui montent à la tête.  
- Tiens, tu as lu Platon, toi ?
- Cela t’étonne ? Mais à quoi servent tes livres si tu redoutes ce qui y est écrit ?
- Ce n’est pas ce qui est écrit dans les livres qui est redoutable, c’est ce que certains lecteurs croient y lire.
Le roi était très fier et très agacé d’avoir une épouse intelligente.
Mais le prince avait simplement lu confirmation à son hypothèse : il possédait, comme le berger Gygès de la légende, un anneau d’invisibilité.

Grâce à celui-ci, il se divertissait maintenant en s’immisçant dans l’intimité des foyers pour observer quelle existence menaient les autres.
C’est ainsi que chez son jardinier où il avait fait irruption à l’insu de tous, il écouta un soir la mère conter à ses deux filles la mésaventure d’une princesse qui, pour échapper à son père veuf  et désireux de l’épouser, s’était jetée la peau d’un âne mort sur le dos et était partie vivre incognito dans une ferme. L’aînée était révoltée que le vice paternel contraigne la jeune-fille à cette déchéance.
- Moi, je crois que je l’aurais tué.
- C’est ça ! Et après on t’aurait coupé la tête, se moqua sa cadette.
Le prince avait déjà remarqué cette fillette d’une dizaine d’années alors qu’elle apportait à la reine, selon la tradition, le premier bouton de rose du printemps. Ses yeux avides dévoraient les douceurs sur les présentoirs autant que les perles autour du cou royal, des yeux non pas d’enfant émerveillée mais des yeux... “ Des yeux d’ogre ” avait songé le prince qui pourtant ne s’intéressait jamais à d’autres qu’à lui-même.
- Alors toi, tu te serais laissée faire ? se vexait l’aînée.
- Sûrement pas. Mais j’aurais inventé un plan pour ne pas me faire prendre et conserver mon château et mes richesses.
Les deux sœurs se disputèrent et leur mère les envoya dormir. Le prince aurait bien aimé entendre le dénouement du conte mais finalement, à quoi bon ? Tous les contes ne s’achèvent-ils pas de même ?

Il poursuivait la lecture de la République. Gygès s’était servi du pouvoir d’invisibilité pour devenir régicide et tyran, bref pour s’emparer du pouvoir. On pouvait donc supposer que quiconque trouverait un tel anneau sombrerait aussi dans l’injustice. Mais quel intérêt quand on était l’héritier du trône ? Le crime pour le crime, comme la vie pour la vie, n’intéressait pas le futur monarque.
Le sage du livre pensait au contraire qu’il existait des hommes qui, pouvoir d’invisibilité ou pas, ne commettraient jamais le mal. Mais que les arguments qu’il exposait étaient alambiqués ! Le prince ne leur accordait pas plus sa confiance qu’aux médecins et il songeait aux deux sœurs. Si la plus jeune possédait l’anneau, il était évident qu’elle n’hésiterait pas à utiliser son pouvoir pour se défendre mais s’en contenterait-elle ? Et si c’était son aînée ?
Les journées du prince s’écoulaient ainsi en spéculations. Comme il souriait parfois et que ses yeux jusque là fixes et vides se soustrayaient de plus en plus souvent à ceux de son père, celui-ci supputa une liaison et fut ravi. Sa mère était moins optimiste.
Un jour le prince exigea qu’on lui laisse la cuisine à disposition. Après un long moment enfermé, il rouvrit les portes. On le vit, tablier autour de la taille, sortir un gâteau du four. Une odeur délicieuse s’en exhalait. L’anneau ne se balançait plus au bout de sa chaîne mais personne n’osa y faire allusion. Le prince ordonna qu’on porte cette pâtisserie aux filles du jardinier et un sourire remplaça définitivement sur son visage le rictus de l’ennui.
Il avait pris une décision secrète. Quand son père serait mort, il abdiquerait en faveur de sa sœur et deviendrait pâtissier.
Mais qui sait ce qui pourrait arriver d’ici là ?




Le Garn, 14 février -26 juillet 2015.