L'auteur

Titulaire d'un Doctorat en philosophie et d'une maîtrise en histoire, l'auteur est restée fidèle à ses deux «initiateurs» en philosophie, Nietzsche et Kierkegaard, mais admire tout autant Spinoza, Russell, Arendt...
Marie-Pierre Fiorentino

lundi 4 août 2014

Par delà les genres.


               “ Vous ne voyez dans mon exposé que la théorie du genre : il est bien étrange qu’il en faille une autre. ”
            Chaque fois qu’est évoquée la théorie du genre, je parodie ainsi l’apostrophe que Rousseau, dans son traité sur l’éducation Émile, fait lancer par son vicaire savoyard dans le but de fonder un culte débarrassé des dogmes (1). La référence est paradoxale sachant qu’ensuite, à propos de l’éducation des filles, le philosophe énonce toutes les croyances dont se gargarisent les détracteurs de cette théorie. Car Rousseau nous a libéré de la superstition religieuse pour nous emprisonner dans la supersitition sexiste à travers l’idée de nature féminine.
            Je tiens malgré tout à cette parodie parce que l’indignation du philosophe face au bloc institutionalisé de la religion révélée, je l’éprouve face aux réactions violentes suscitées par la théorie du genre. Même en admettant que celle-ci soit une erreur, elle ne serait pas la première théorie fumeuse à être répandue. Pourquoi ce déchaînement de rage contre elle ? Parce qu’en remettant en cause tous les préjugés ancestraux sur la prétendue incapacité féminine face à la suprématie masculine, elle menace cette dernière.
            Ma parodie est une provocation à cette levée de boucliers.

            Cependant, je ne me pose pas en défenseur de la théorie du genre ; ce serait malhonnête sans l’avoir étudiée de façon approfondie à travers les travaux publiés qui la développent. On objectera qu’à l’heure d’Internet, il n’y a pas d’excuse pour ne pas se renseigner. Justement, se renseigner n’est pas étudier. Je me pose donc en détracteur de ceux qui, ne l’ayant pas plus étudiée que moi, ne se gênent pas pour brandir sa haine en étendard. Plus globalement, je m’oppose à l’opinion et au mouvement de masse – même lorsque la masse n’est pas encore la majorité – qui discréditent toute réflexion sur l’ordre social établi au nom du sacro-saint ordre naturel qui n’est jamais loin de l’ordre religieux. Ce dénigrement ruine toutes les chances que les idées nouvelles auraient de s’imposer. C’est sa vocation. Il sape au passage les quelques acquis en matière de droits des femmes, acquis toujours fragiles.
            En effet, les lois sur l’égalité, la parité et autres concessions des différents gouvernements qui se sont succédés depuis les années 1970 continuent à reposer sur l’idée qu’il existe deux groupes, les hommes et les femmes, groupes dont la ligne de démarcation est tracée par des données non pas contingentes comme le sont les autres barrières sociales ( écarts de richesse, de niveau de vie, d’instruction… ) mais nécessaires, donc inéluctables, puisque ces données seraient innées. Or, dans cette représentation, il n’y a qu’un pas de la nécessité au déterminisme.
            Je défends la conception contraire, quel que soit le nom qu’on lui donne, car je refuse de laisser au biologique le rôle prépondérant. On ne naît pas sexué au sens social du terme mais l’éducation et les représentations dont l’enfant est imprégné très tôt et qui varient en fonction de son sexe lui font développer des aptitudes, des goûts et des habitudes qui semblent naturelles simplement parce qu’elles sont la reproduction de modèles ancestraux.  Impossible d’oublier la célèbre formule de Simone de Beauvoir “ on ne naît pas femme, on le devient. ” C’est valable pour l’homme.
            En réalité, le refus de réfléchir à la conception proposée par la théorie du genre - et encore une fois, réfléchir n’implique pas une adhésion inconditionnelle -  a ses racines dans une contradiction propre à la plupart des religions. Plus elles règlementent le sexe ( la sexualité ) par des interdits, plus elles le mettent en exergue en tant que genre, comme si ce qui était dissimulé d’un côté devait nécessairement ressurgir d’un autre pour constituer la morale. Ainsi, plus les religions assimilent la sexualité à l’impur et au mal,  plus elles accordent de pouvoir au sexe en tant que marqueur social. À l’aube de la déchristianisation de l’Europe au profit d’une morale laïque trouvant son apothéose sous la IIIème République dont le Sénat refusa jusqu’au bout le droit de vote aux femmes, Rousseau n’hésite pas à écrire : “ Il n’y a nulle parité entre les deux sexes quant à la conséquence du sexe. Le mâle n’est mâle qu’en certains instants, la femelle est femelle toute sa vie. ” (2)
           
            Se méfier des opposants à la théorie du genre, c’est donc se méfier de l’obscurantisme comme nous y invitait Rousseau à propos de la religion. Ce qui ne l’empêche pas d’être à sa façon obscurantiste, par exemple lorsqu’il est agacé par Platon et certaines pages de sa République (3). Dans ce dialogue où il est question de savoir à qui doit revenir le pouvoir dans une Cité qui serait idéale, Platon fait une étrange proposition. Il répond que c’est aux personnes les mieux formées, les plus compétentes et les plus justes. Il n’exclut donc pas a priori que les femmes puissent, comme les hommes, devenir les gardiens de cette Cité (4). Que Platon parle ensuite des philosophes rois est-il un démenti de sa tentative égalitaire ou au contraire un terme général gommant la différenciation sexuelle qui n’aurait plus lieu d’être à ce grade puisque seul l’esprit y compterait ? Vaine spéculation. Mais si la question de la justice et du pouvoir relève de la répartition sociale des tâches la plus profitable à la communauté comme Platon l’affirme, alors la politique n’a que faire du sexe des citoyens car le sexe est distribué au hasard par la nature mais construit savamment par la culture.
            Il faudrait donc une société au delà des genres pour qu’une théorie du genre n’ait plus de raison d’être et par conséquent ses détracteurs non plus.
           
           

(1) “ Vous ne voyez dans mon exposé que la religion naturelle : il est bien étrange qu’il en faille une autre.Émile, livre IV, p. 204 de l’édition du Seuil, œuvres complètes, 1971.
(2) Idem livre V p. 245.
(3) Rousseau voit dans l’égalité entre hommes et femmes proposée par Platon une “ subversion des plus doux sentiments de la nature.  Idem p. 246.
(4) “ Si le genre n’apparaît différer que sur ce seul point, à savoir que le genre féminin enfante et que le genre masculin féconde, alors nous affirmerons qu’il n’a aucunement été démontré pour autant que la femme diffère de l’homme quant à l’objet de notre discussion et nous serons encore d’avis que nos gardiens et leurs femmes doivent excercer les mêmes occupations.République, livre V 454d-e.
           



Le Garn,  août 2014