L'auteur

Titulaire d'un Doctorat en philosophie et d'une maîtrise en histoire, l'auteur est restée fidèle à ses deux «initiateurs» en philosophie, Nietzsche et Kierkegaard, mais admire tout autant Spinoza, Russell, Arendt...
Marie-Pierre Fiorentino

mardi 2 octobre 2012

DE GYGÈS LE LYDIEN À BILBO LE HOBBIT OU QUELQUES FILS TRESSÉS ENTRE LA RÉPUBLIQUE DE PLATON ET L’ŒUVRE DE TOLKIEN




A Serge



Au livre II de la République, Platon fait raconter par l’un des protagonistes du dialogue, Glaucon, la légende de Gygès. Ce berger, après un violent orage et un tremblement de terre, descendit dans le gouffre qui venait de se former. Il y trouva un cheval de bronze et à l’intérieur, un cadavre humain gigantesque et nu ; une bague d’or brillait à son doigt, que Gygès emporta. Il ne tarda pas à s’apercevoir que ce bijou, s’il en tournait le chaton, rendait invisible. Alors, certain d’échapper à tous les regards, il « s’introduit dans la délégation qui se rend auprès du roi dont, une fois arrivé, il séduit l’épouse ; puis avec la complicité de celle-ci, c’est au roi qu’il s’attaque, il le tue et s’empare du pouvoir » ( 1 ).  
Peut-on alors comparer l’anneau de Gygès à l’anneau dans la trilogie de Tolkien, Le Seigneur des anneaux ? David Day, dans son ouvrage L’univers de Tolkien, sources mythologiques du Seigneur des anneaux, fait référence à plusieurs extraits de la République sans s’intéresser à ce passage. Et Vincent Ferré, dans son étude Tolkien : sur les rivages de la Terre du Milieu, écarte cette possibilité ( 2 ). Ce choix se justifie entièrement dans la mesure où il porte l’éclairage sur la trilogie elle-même, dans laquelle l’Anneau possède des propriétés sans mesure commune avec l’anneau de Gygès.
Nous nous proposons cependant ici de reposer la question du lien qu’il est possible d’établir entre la légende de Gygès et non pas la trilogie en elle-même mais le roman qui en constitue le point de départ, Bilbo le Hobbit. Il ne s’agit en aucun cas de chercher à démontrer que l’histoire de Gygès en serait la source directe mais de relire ce roman dans la perspective de la République et plus particulièrement de ses trois premiers livres. Car Platon comme Tolkien soulèvent des enjeux qui, pour être exprimés sous des formes radicalement différentes, n’en partagent pas moins le même souci de discerner le bien du mal ( 3 ). Et de même que Bilbo le Hobbit est le préambule de la trilogie dans laquelle Tolkien va explorer de façon beaucoup plus approfondie ce domaine, de même la légende de Gygès n’est que le préambule à la réflexion sur le pouvoir et la justice. En effet, la légende de Gygès permet de soulever le problème que Glaucon soumet à Socrate : « apprendre quelle est l’essence de l’une et de l’autre ( la justice et l’injustice ) et quelle propriété chacune des deux, présente en une âme, possède par elle-même et en elle-même » ( 4 ). 
Ce lien entre les deux œuvres se présente sous trois formes : le thème de l’invisibilité, les conséquences diamétralement opposées que ce pouvoir entraîne, la dimension morale du roman de Tolkien qui semble correspondre à l’idéal socratique du conte pour enfant.

De l’anneau d’invisibilité à l’anneau de pouvoir.
La raison pour laquelle, au premier abord, l’anneau de Gygès et l’anneau de l’univers de Tolkien ne sont pas comparables n’est-elle pas qu’à travers la trilogie, l’Anneau est perçu comme anneau de pouvoir et non pas, comme à l’origine dans Bilbo le Hobbit, comme anneau d’invisibilité ? Une telle approche est à la fois cause et conséquence de la place relative accordée à ce roman. Or, ce que permet de comprendre le rapprochement entre la légende de Gygès et l’histoire écrite par Tolkien, c’est que le problème de la lutte entre le bien et le mal, la justice et l’injustice, problème mis en scène dans la trilogie, prend ses racines dans Bilbo le Hobbit où l’invisibilité est considérée comme un pouvoir.
« Un » pouvoir est une capacité à réaliser quelque chose. C’est en ce sens que l’on parle, dans les contes de fées, de « pouvoirs magiques » ; la fée, le mage possèdent des facultés leur permettant d’accomplir des prodiges dont ils sont seuls capables. Mais les hommes aussi ont des pouvoirs, communs à leur espèce par rapport aux autres êtres vivants ( ex : parler ) ou particuliers ; on parle alors plutôt de dons naturels ( ex : un don artistique est le pouvoir de donner naissance à une œuvre originale ). L’invisibilité est quant à elle un pouvoir surnaturel faisant de l’histoire de Gygès une légende et de celle de Bilbo un conte. Elle est un pouvoir fantastique, au sens propre du terme. C’est pourquoi si elle est bienvenue dans une histoire pour enfant, elle semble ne pas avoir à intervenir dans une réflexion rationnelle de type philosophique comme dans la République. 
Mais n’oublions pas qu’elle n’est à aucun moment considérée comme réelle par Glaucon et ses interlocuteurs. Elle n’est qu’une suppositition destinée à problématiser la notion de justice. Il s’agit pour Glaucon de montrer que posséder le pouvoir de devenir à sa convenance invisible permet d’échapper à la forme de perception la plus développée chez l’homme : la vue. Car sous le regard des autres, l’on n’est qu’un objet au sens propre du terme, c’est-à-dire ce qui est posé devant eux pour s’offrir à leurs yeux ; chaque geste, chaque acte sont publics lorsqu’ils sont vus. Mais invisibles, ils n’existent pas car le regard des autres traverse une transparence. L’homme invisible n’est plus présent que pour lui-même. Il n’est donc plus susceptible d’être observé, surveillé, suspecté. Le don d’invisibilité offre alors la liberté sociale puisqu’il affranchit, quand on le souhaite, de toute relation réciproque. C’est parce que les autres sont toujours des surveillants et des juges en puissance que leur regard asservit. Glaucon, en supposant l’invisibilité, prouve que la visibilité garantit un ordre social « juste » ( 5 ) puisque chacun respecte les règles fondamentales de son pays pour échapper à un éventuel châtiment ( 6 ).
Adimante, le frère de Glaucon qui prend aussi part à la discussion avec Socrate, est pleinement conscient de la place du regard dans les relations sociales et insiste, à la suite de son frère, sur la différence entre être juste et le paraître. Dans la société, la justice en elle-même n’a guère de prix car les actes justes ne sont pas nécessairement visibles et par conséquent restent inconnus du public ; comment celui-ci pourrait-il alors nous en louer ? Il en va tout autrement de la réputation de justice, de son apparence qu’il faut maintenir sauves si l’on veut conserver une place honorable au sein du groupe. D’ « honnêtes dehors » ( 7 )  suffisent ( 8 ). Or, quel moyen plus efficace pourrait les garantir que l’invisibilité ? Dans ce contexte, un anneau qui rend invisible est un accessoire précieux car, en dissimulant le coupable à la vue des juges potentiels, il lui garantit l’impunité et l’absence d’opprobe. 
À ce titre, la donnée fantastique, le don d’invisibilité, est loin d’être anecdotique car elle confère un pouvoir qui conduit au pouvoir au sens restreint du terme, l’autorité politique, les moyens d’imposer à la société des règles, de dominer l’ensemble des citoyens pour les faire plier à sa volonté. En effet, cette dimension politique n’est que l’aboutissement d’une autre forme de pouvoir, la capacité d’un individu à agir sans qu’un pouvoir adverse ne parvienne à entraver son action. Le pouvoir politique est donc caractérisé d’abord par la possession d’une capacité ( le plus fréquemment la force ou la ruse ) qui permet à un individu de s’imposer aux autres comme « chef. » Ainsi, « je peux » signifie d’abord « j’ai la capacité » avant de signifier « j’ai le droit » ou plus précisément « je fais comme si j’avais le droit puisque aucun contre-pouvoir n’est assez puissant pour me limiter ». Le pouvoir est d’abord un fait avant de devenir un droit. 
C’est cette situation de fait que l’histoire de Gygès met en scène : parce qu’il se voit offrir par le destin une capacité unique, Gygès peut changer rapidement de condition sociale, passant du statut de berger du roi – c’est-à-dire presque un esclave – à celui de roi. Le pouvoir d’invisibilité conduit Gygès à la forme de pouvoir politique la plus « totale » de l’Antiquité, la tyrannie. Le tyran gouverne guidé exclusivement par son intérêt personnel et sans tenir aucun compte des besoins ou des désirs des gouvernés. Il exerce sur eux des contraintes fortes et recourt s’il le faut à la violence. Dénué de tout scrupule, il s’octroie, à partir d’un pouvoir qu’il possède, tous les pouvoirs dans la Cité. Devenu tyran, Gygès n’est plus forcé de travailler ni d’obéir pour vivre ; c’est lui qui fait travailler les autres et donne les ordres. 
Cet état de fait que le don d’invisibilité facilite n’est autre que l’état de nature, par opposition à l’état de droit. A l’état de nature, impose sa loi aux autres celui qui le peut. Le postulat d’un anneau d’invisibilité ne fait que pousser à l’extrême la thèse de la loi du plus fort car quand celle-ci repose sur la force physique ou sur la ruse, on finit toujours par tomber sur plus costaud ou plus rusé que soi ; mais s’il n’existe qu’un anneau d’invisibilité, celui qui le possèdera sera tout puissant et qu’est-ce qui pourrait alors l’arrêter ? ( 9 )  
Ainsi, dans Bilbo le Hobbit comme dans l’histoire de Gygès, l’anneau est un accessoire magique qui confère au plus faible le pouvoir de vaincre le plus fort. Gygès passe d’un coup de l’échelon social le plus bas à l’échelon le plus élevé et Bilbo, le peu courageux et peu puissant Bilbo, met en déroute une horde d’araignées, trompe la vigilance de gardiens aguerris… Dès le départ, invisibilité et pouvoir sont donc indissociables. 
Cependant, la dimension politique du pouvoir est à peine ébauchée dans Bilbo le Hobbit où l’anneau reste bien, jusqu’à la fin du récit, anneau d’invisibilité. Il n’y est question ni de gouvernance, ni de domination. N’empêche que lorsque les nains s’aperçoivent que Bilbo est capable de les guider, ils le considèrent implicitement comme leur « chef » puisqu’ils suivent ses avis. L’anneau confère ainsi à Bilbo une dimension politique au sens le plus large du terme : autour de lui se rassemblent des individus qui vont s’unir pour mener une mission commune. Tolkien donne à lire à ses jeunes lecteurs un conte où la politique est idéalisée car la capacité du plus apte est reconnue par tous, qui vont de leur plein gré le suivre, conscients de leur intérêt. La trilogie en livrera la face réaliste car l’Anneau, devenu anneau de pouvoir au sens restreint du terme sera l’enjeu des pires bassesses dont sont capables les hommes et toutes sortes d’autres créatures.
Ainsi, d’une part la figure de Bilbo est le préambule qui, par le même mouvement que dans la République, fait glisser, à partir du thème de l’invisibilité et du pouvoir au sens très large, le propos vers la question du pouvoir politique dans la trilogie. Certes Tolkien ignorait, en écrivant Bilbo, qu’il lui donnerait une suite et ce glissement ne s’inscrit donc pas dans une démarche démonstrative comme dans la République. Mais c’est en cherchant, à la demande de son éditeur, quelle suite il pourrait bien écrire que l’anneau d’invisibilité s’impose comme un lien ( 10 ), justement parce que le passage de ce pouvoir au Pouvoir est cohérent. Mais la figure de Bilbo peut aussi se lire comme le premier démenti que Tolkien adresse à l’hypothèse de Glaucon : « Supposons qu’il y ait deux bagues de ce genre ; que l’une, le juste se la passe au doigt, et l’autre, l’injuste ; il ne se trouverait pas, peut-on croire, un seul homme au cœur d’assez bon acier pour demeurer dans la justice ( … ) » ( 11 )


Bilbo, l’anti-Gygès.
Controns tout de suite l’objection selon laquelle une comparaison entre eux ne peut valoir du fait que Bilbo n’est pas nommément un « humain ». Day cite à ce sujet une lettre de Tolkien à son éditeur : « les hobbits sont, bien entendu, censés constituer une branche de la race spécifiquement humaine ( ni elfes, ni nains ) » ( 12 ).   Gygès et Bilbo vont donc être confrontés à une situation hors du commun qui va leur procurer une capacité surnaturelle : l’invisibilité. Celle-ci provient d’un anneau ( ou d’une bague ) que chacun découvre par hasard dans un lieu souterrain où il s’égare après une catastrophe ( pluie diluvienne et tremblement de terre pour Gygès, attaque de gobelins dans une grotte où il s’était réfugié à cause d’un violent orage pour Bilbo ). Dans les deux cas, l’anneau est dans un endroit où personne n’aurait dû le trouver, un milieu humide, obscur et morbide ; car la mort rôde sans cesse autour du territoire de Gollum et Gygès a retiré la bague d’or à un cadavre. Surtout, c’est fortuitement que chacun s’aperçoit du pouvoir de l’anneau dont il s’était emparé en faisant un geste machinal, enfiler l’anneau ou jouer à le faire tourner autour de son doigt, geste qui va bouleverser son destin. Dans les deux cas, cette prise de conscience du pouvoir de l’anneau passe par un médiateur, les autres. Gygès « devint invisible pour ceux qui étaient assis à ses côtés, qui se mirent à parler de lui comme de quelqu’un qui s’était en allé » ( 13 ).  Quant à Bilbo « en un instant, Gollum fut sur lui. Mais avant que Bilbo n’ait rien pu faire ( … ) Gollum passa sans lui prêter la moindre attention » ( 14 ).   C’est parce qu’ils prennent conscience de ne plus être vus que tous deux comprennent l’effet très spécial de leur bijou. 
Proches jusque là, leurs aventures bifurquent car chacun va réagir différement devant le pouvoir de l’anneau. Les ambitions de Gygès sont politiques car en s’appropriant le pouvoir à la place du roi, il s’approprie aussi la richesse et l’existence facile et agréable qu’elle procure. Ses ambitions se mesurent aux précautions qu’il prend pour vérifier si le pouvoir de l’anneau fonctionne systématiquement ( « il met à l’épreuve les propriétés de sa bague »  ) ( 15 ) et au caractère radical de son action : il élimine le roi pour lui prendre sa place.  
Chez Bilbo, nulle intention de ce genre. Peut-être cela tient-il au fait que Gygès, destiné à une vie misérable, n’a rien à perdre dans sa tentative tandis que Bilbo, habitué à l’aisance et au confort, n’a qu’une hâte, les retrouver en revenant dans sa chère Comté. Il y a pourtant chez Bilbo un goût atavique pour l’aventure, son fameux « côté Took » ( 16 ). Il n’envisage pas d’utiliser pour s’emparer du pouvoir, comme Gygès. Cependant, une fois qu’il a pu vérifier le pouvoir de l’anneau en échappant à la voracité de Gollum, il éprouve un sentiment « politique » au sens le plus large du terme, c’est-à-dire le sentiment qu’il appartient à un groupe ( ici, la troupe de nains levée par Gandalf ) et que sa découverte lui confère un rôle nouveau vis-à-vis de ce groupe. En effet, il éprouve un sentiment moral diamétralement opposé à celui de Gygès car quand ce dernier décide d’agir dans son seul intérêt personnel, Bilbo qui craint que ses amis nains et Gandalf ne soient restés prisonniers des gobelins dans la caverne « se demandait s’il ne devait pas, maintenant qu’il avait l’anneau magique, retourner dans les horribles, mais combien horribles tunnels, à la recheche de ses amis. Il venait de décider que tel était son devoir, qu’il devait faire demi-tour ( et il en était bien malheureux ) » ( 17 ).  
A l’égoïsme de Gygès s’oppose l’altruisme de Bilbo, altruisme jamais démenti jusqu’à la fin du roman puisque Bilbo n’aura recours à l’anneau que pour tirer ses amis les nains de situations périlleuses, voire désespérées ( servir de repas à des araignées, croupir au fond des prisons du roi des Elfes de la Forêt… ) Alors que Glaucon avait convoqué la figure de Gygès pour montrer que les hommes ne respectent la justice, au sens de la législation particulière à un État, que par contrainte et s’en affranchissent s’ils sont certains que cette infraction ne leur portera pas préjudice, Tolkien montre avec la figure de Bilbo que la justice est plutôt une obligation de type moral, une vertu que l’on n’exerce ni par plaisir ni par intérêt mais parce qu’on sent qu’elle est en adéquation avec un idéal. Il est juste, dans l’esprit de Bilbo, que possédant le moyen de sauver ses amis, il le mette en œuvre malgré le déplaisir qu’il en a. Bilbo fait d’autant plus figure d’anti-Gygès qu’il ne garde pas longtemps secrète sa trouvaille et dévoile à ses amis son nouveau pouvoir, preuve qu’il n’a pas d’intention mauvaise à leur égard. 
Si cependant le caractère du hobbit évolue au fil de l’aventure car l’anneau lui permet d’accomplir la mission dont Gandalf le préssentait capable, c’est dans le gain de confiance en lui qu’il n’avait pas au départ, confiance accrue par celle que les nains lui font pour les guider et les faire triompher. Cependant, il ne devient ni méchant ni injuste. Cette donnée est cruciale dans la comparaison qui nous intéresse. En effet, lorsque Glaucon émet l’hypothèse d’une deuxième bague, il suggère que personne en sa possession ne saurait « demeurer dans la justice ». Le verbe « demeurer » suppose qu’au départ, la personne est juste. C’est ce que nous donne à voir le début du roman : un hobbit honnête souvent inquiet de mal faire, même en matière de politesse. Son sens du devoir qui se révèle après la découverte de l’anneau confirme ce sens de la justice dans lequel il « demeure ». Bilbo mûrit et son aventure peut se lire comme un voyage initiatique mais il conserve un caractère constant.
Celui-ci aurait pourtant pu se dégrader au fil des pages. Tolkien sème même durant quelques lignes le doute dans l’esprit du lecteur : au chapitre XVI, Bilbo use d’un stratagème et de l’anneau pour filer de la grotte où il s’était réfugié avec les nains et dont les hommes d’Esgaroth, la ville du lac, et les Elfes de la Forêt font le siège. Il emporte avec lui l’Arkenstone, cette pierre précieuse ancestrale pour laquelle le chef des nains, Thorïn, est prêt à tout sacrifier. Va-t-il trahir son camp ? En réalité, il est parti négocier la paix au prix de la part du trésor qui lui était promise. Ni traitre ni voleur, il se révèle diplomate sans confondre invisibilité et dissimulation puisqu’il avoue à Thorïn fou de rage quel marché il a proposé aux assaillants. Lorsqu’il estime qu’il agit de façon juste, Bilbo est ainsi capable de vaincre ses appréhensions et de s’opposer à plus fort que lui. Mais qu’estime-t-il être juste ? Tout faire pour éviter la guerre. C’est pourquoi l’anneau qui avait servi à Gygès pour commettre un meurtre sert au contraire à Bilbo pour sauver le maximum de vies ( 18 ). Mais Bilbo s’en tient à ce rôle modeste. Il est devenu un héros grâce à l’anneau et cet héroïsme lui suffit ; il n’aspire plus, son acte de bravoure accompli, qu’à retourner dans sa paisible Comté pour y couler de longs jours heureux. 
A-t-il conscience qu’en détenant l’anneau, il pourrait aussi devenir le maître ? Mesure-t-il que le pouvoir d’invisibilité pourrait lui ouvrir les portes du pouvoir ? Il est plus attentif aux limites de celui-là : l’anneau rend invisible son corps mais pas les traces de ses pas et lorsqu’il est face au dragon, il est repéré à son odeur. L’invisibilité n’abolit pas la matérialité ni ses nécessités : « Un anneau magique de cette sorte ne représente pas une protection totale au milieu d’une charge de gobelins, non plus qu’il n’arrête les flèches volantes et les lances impétueuses » ( 19 )   Bilbo n’est pas dupe comme l’est Gygès car il n’est pas aveuglé par ses désirs. Bilbo est lucide et raisonnable. C’est un personnage dont Socrate n’aurait sans doute pas refusé que l’on raconte l’aventure aux enfants dans sa Cité idéale. 
 
Bilbo le Hobbit, peut-être le conte dont Socrate aurait rêvé pour élever les enfants de sa Cité idéale.
Au cours du dialogue, Socrate porte un jugement extrêmement critique vis-à-vis des histoires que l’on raconte, dans le monde grec, aux enfants pour les éduquer. Ni Homère, ni Hésiode n’échappent à la diatribe du philosophe car leurs récits mettant en scène incestes, viols, parricides et autres injustices offrent aux enfants des exemples déplorables. Dans la Cité idéale que Socrate est en train d’inventer avec ses interlocuteurs, il faudra que les poètes chantent des « fictions mythologiques » ( 20 ), c’est-à-dire produisent des récits propres à éduquer les enfants dans la justice.
Car l’attitude de Gygès ne tient-elle pas au contexte dans lequel il vit plus qu’à sa nature ? Ne devient-il pas tyran car dans la société grecque qui est la sienne, c’est la situation qui semble la plus enviable ? De même Bilbo reste-t-il « gentil » car dans la société où il vit, c’est la valeur la plus reconnue. Le modèle transmis par l’éducation joue alors un rôle fondamental dans l’exercice personnel de la justice, même si Socrate n’exclut pas le rôle du « naturel », loin de là. N’empêche que les naturels les meilleurs vont dégénérer si l’éducation est mal menée. C’est pourquoi Allan Bloom souligne que la République est un livre sur l’éducation tout autant que sur la justice car celle-ci dépend de celle-là. Il s’agira donc, pour éduquer les citoyens et en particulier les gardiens et les philosophes de la Cité idéale, c’est-à-dire les gouvernants, de produire des récits exaltant le bien et montrant les dangers individuels et collectifs à s’engager dans la voie du mal. Bilbo le Hobbit semble satisfaire ce critère, comme si Tolkien partageait le souci du philosophe grec. En voici quelques indices.
Tout d’abord, la Comté évoque une utopie, une société idéale comme dans la République Socrate en élabore une. Non pas que Tolkien reprenne le modèle platonicien, loin s’en faut. Mais tous deux imaginent le lieu politique dans lequel il ferait bon vivre tout en cultivant un certain pessimisme quant à sa réalité. Car Platon reconnaît que tous les régimes dégénèrant, ce serait le destin de son organisation comme des autres et Tolkien dépeint, au dernier chapitre de son roman, des Hobbits profiteurs qui, croyant Bilbo mort, se sont partagés ses biens aux enchères pour une bouchée de pain et ne sont pas prêts à les lui restituer.
Ensuite, Bilbo incarne un personnage qui partage quelques traits avec l’idée que Socrate se fait d’un homme juste. Le fait même qu’il se conduise à l’opposé de Gygès est évidemment le premier, et plus précisément encore le sens du devoir que lui inspire son pouvoir. Le deuxième réside dans la modération de Bilbo devant les richesses. En effet, après avoir renoncé à toute récompense, « en fin de compte, il ne voulut accepter que deux petits coffres, remplis l’un d’argent et l’autre d’or, susceptibles d’être portés par un poney vigoureux : « C’est bien assez pour mes besoins » ( 21 ), dit-il. »  Nous soulignons le mot « besoins » car il est significatif de l’enseignement socratique : le sage sait que la satisfaction des désirs ne conduit qu’au mal car les désirs sont sans fin. La sagesse consiste donc à connaître ses besoins réels et à ne satisfaire qu’eux en renonçant à tout superflu ( 22 ). Les deux coffres, même petits, peuvent nous sembler représenter un gros trésor et prêter à sourire ; beaucoup se déclareraient prêts à être sages de cette façon. Mais en réalité, la sagesse de Bilbo tient au fait qu’il se limite lui-même. Il aurait pu, grâce à l’anneau, voler une partie du trésor. Il aurait pu se prévaloir de ses exploits pour recevoir plus. Il aurait pu tout simplement accepter l’intégralité de ce qu’on lui offrait. Mais il a fixé une limite, une mesure. 
Il est en cela « raisonnable » car en grec, le logos, la raison, est la juste mesure par opposition à l’excès, à l’ubris. Deux personnages incarnent celui-ci : Thorïn, décidé à la guerre pour ne pas partager le trésor, et le Vieux Maître. Or, tous deux finissent mal : le premier est tué lors de la bataille finale contre les gobelins, le second, après avoir volé une partie du trésor, s’est réfugié dans un désert où il est mort de faim. Le trésor symbolise le luxe, le superflu par opposition à la faim qui est une nécessité. Celui qui ne sait pas les distinguer court à sa perte. Ce n’est pas un hasard si le récit de cette anecdote clôt le roman. C’est la note édifiante, moralisatrice : Bilbo le raisonnable va vivre paisiblement édifiant. Mais à bien y regarder, la République ne se termine pas autrement. En racontant le mythe d’Er, selon lequel la justice trouve aussi son châtiment ou sa récompense dans l’au-delà, Socrate rajoute à ses arguments dialectiques visant tous à montrer qu’il faut respecter la justice et non pas se conduire comme Gygès un élément plus propre à persuader qu’à convaincre. Les deux œuvres se referment sur la récompense des justes et le châtiment des méchants.


Pourquoi l’histoire continue-t-elle ?
Nous avons déjà évoqué la commande d’une suite à Bilbo par l’éditeur, les hésitations du romancier et comment l’Anneau lui offre l’opportunité de prolonger la veine. Voilà pourquoi, sur le plan purement « technique », l’histoire continue. 
Mais du point de vue de la signification de l’œuvre et de la figure du Bilbo, cette suite exploite magistralement les pistes ouvertes et destinées, à l’origine, à ne pas aller plus loin qu’un conte. Ces pistes nous conduisent à nuancer l’opposition entre Bilbo et Gygès car si elle existe bel et bien, elle ne peut se limiter au seul personnage du hobbit. En effet, un autre personnage n’a pas utilisé l’anneau à des fins politiques, en vue d’un pouvoir tyrannique ; c’est Gollum. Malgré les apparences, il est lié à l’anneau par le même type de relation que Bilbo. L’usage qu’il en fait est très limité : chasser et tromper la vigilance des gobelins. Pas plus que Bilbo, Gollum ne se rêve maître du monde. L’anneau n’est pas pour lui un moyen pour dominer mais il est une fin en soi, son « précieux », son « trésor ». Une passion ravageuse a rendu le malheureux Gollum dépendant de l’anneau, une passion de type amoureux. Tolkien le suggère encore à peine dans Bilbo le Hobbit et abandonne très vite le personnage à son sort ( 23 ). N’empêche que Gollum est lui aussi un anti-Gygès car le pouvoir d’invisibilité ne lui sert pas à dominer la société. Gygès a utilisé l’invisibilité pour devenir un homme « en vue » ; Gollum ne l’utilise que pour échapper à toute vue. Gygès finit dans un palais, Gollum dans une grotte insalubre. 
Ainsi Tolkien ouvre-t-il, avec l’anneau d’invisibilité, deux pistes dans son oeuvre. Il y aurait donc deux anti-Gygès. On peut leur reprocher toutefois d’être un peu caricaturaux, comme le modèle auquel ils s’opposent. Il ne s’agit encore que de figures enfantines : Bilbo le gentil, Gollum le méchant. Le livre était d’abord destiné au fils de son auteur et reste dans le registre qui préside au discours de Glaucon : une situation simple, des caractères tout d’un bloc pour faire émerger un problème. Cette simplicité représente la limite des deux histoires : elle demande à être dépassée ; huit livres et demi vont suivre l’intervention de Glaucon dans le dialogue ; la longue trilogie prolongera le roman pour enfants. 
Alors la question du bien et du mal va se reposer. En multipliant les personnages et en développant celui de Gollum, Tolkien va offrir une palette de réponses beaucoup plus nuancées et complexes que dans Bilbo le Hobbit. L’anneau est le lien qui permet de passer d’une œuvre à l’autre, « comme si l’auteur s’était concentré sur un détail ( la découverte d’un anneau ) dans un large ensemble, comme s’il avait tiré un « fil » qu’il développait » ( 24 ). En déroulant le fil, l’invisibilité passe au second plan ; l’Anneau devient Anneau de pouvoir, mais nous avons montré que ce n’était pas contradictoire, au contraire. Dans la trilogie, le thème visuel, loin d’être abandonné par Tolkien, va être exploré : Sauron n’est qu’un Grand Œil et Palantir et miroir de Galadriel sont autant d’instruments de vision dans tous les sens du terme.



NOTES

( 1 ) République, livre II 360b, p. 901.
( 2 ) « On constate donc l’écart qui sépare l’Anneau de ceux, apparemment comparables, que l’on rencontre dans la littérature, depuis par exemple l’anneau que prête Lunette à Yvain dans Le Chevalier au lion, jusqu’à celui d’Angélique dans le Roland furieux – sans parler de Gygès ou des contes. » p. 40
( 3 ) « On sait que le désir d’écrire sur le bien et le mal a donné naissance aux premiers textes de Tolkien. » Idem p. 19.
( 4 ) République, livre II 358b, p. 899.

( 5 ) Les guillemets s’imposent puisque le problème soulevé dans la République est de savoir si ce respect purement formel, et en définive égoïste puisqu’il n’est motivé que par le désir d’éviter une sanction, constitue réllement la justice.
( 6 ) N’est-ce pas le principe de la vidéo-surveillance ? Ses partisans misent sur le fait que seule la peur du châtiment décourage les délits, ses détracteurs misant sur la conscience de chacun à se bien conduire.
( 7 ) République, livre II 366b, p. 909.
( 8 ) Vincent Ferré souligne, dans la présentation qu’il fait d’Aragorn, le problème soulevé par l’opposition entre l’être et le paraître. Dans la société, le second gouverne, ce qui contraint Aragorn à vivre en marge. Plus largement, l’essayiste constate que Tolkien « joue avec les conventions qui associent le beau et le bien » ( op. cit. p. 23 ). Socrate qui cultivait à l’envi sa légendaire laideur ne faisait rien d’autre.
( 9 ) Ce n’est que dans la trilogie que l’usage de l’anneau se révèle extrêmement nocif.
( 10 ) Voir Vincent Ferré, op. cit. p. 138 à 142.

( 11 )  République, livre II 360b, p. 901.
( 12 ) Op. cit. chapitre « Hobbits de la Comté, semi-hommes et cultivateurs anglais ».
( 13 ) République, livre II 360a, p. 901.
( 14 ) Bilbo le Hobbit, chapitre V p. 91.
( 15 ) République, livre II, 360a, p. 901.

( 16 ) Bilbo le Hobbit chapitre I, p. 25.
( 17 ) Idem chapitre VI, p. 98.
( 18 ) « J’essaie seulement d’éviter des ennuis à tous les intéressés. » chapitre XVI p. 280.

( 19 ) Idem, chapitre XVII p. 291.
( 20 ) République, livre III 392b, p. 943.
( 21 ) Bilbo le Hobbit, chapitre XVIII p. 301.

( 22 )  Socrate fait même de la recherche du superflu la cause première de la guerre entre États ; voir République livre II.
( 23 ) « Je ne sais d’où il était venu, j’ignore qui et ce qu’il était. » Bilbo le Hobbit, chapitre V p. 78.

( 24 ) Vincent Ferré, Tolkien, sur les rivages de la Terre du Milieu, p. 142.



Sources :
PLATON : La République, traduction de Léon ROBIN, Bibliothèque de la Pléiade, 1950.
TOLKIEN : Bilbo le Hobbit, 1936, traduction de Francis LEDOUX, le livre de poche 2003.
TOLKIEN : Le Seigneur des anneaux : La Communauté de l’anneau ( 1954 ), Les Deux tours ( 1954 ), Le Retour du roi ( 1955 ), traduction de Francis LEDOUX, Pocket 2003.

Bibliographie :
BLOOM Allan : La cité et son ombre. Essai sur la République de Platon, traduction de Étienne HELMER, éditions du Félin, 2006. 
DAY David : L’univers de Tolkien, sources mythologiques du Seigneur des anneaux, Octopus, 2003.
FERRÉ Vincent : Tolkien, sur les rivages de la Terre du Milieu, Pocket, 2001. 

Sitographie :
FERRÉ Vincent : pourtolkien.fr/