L'auteur

Titulaire d'un Doctorat en philosophie et d'une maîtrise en histoire, l'auteur est restée fidèle à ses deux «initiateurs» en philosophie, Nietzsche et Kierkegaard, mais admire tout autant Spinoza, Russell, Arendt...
Marie-Pierre Fiorentino

mercredi 24 juin 2020

Carpe diem


À Anthéa, Chloé M., Chloé V., Julia, Kirtya,
Léa, Lisa, Magdalena, Manon, Marina,
Olivia, Paoline, Sara et Timo



J’ai pris en grippe ces deux mots, carpe diem, au point que je ne les prononce, par conscience professionnelle, que du bout des lèvres, au détour, espérant presque ne pas être entendue. Carpe diem, cueille le jour, profite du moment présent, ne remets pas à demain le bonheur et tu seras heureux. Oui, tu seras heureux si tu as compris ce qu’est le bonheur que t’enseignent les philosophes du carpe diem.
J’ai pris ces deux mots en grippe avec toutes les formules perverties, ruinées, vidées de leur sens initial, comme de leur majesté les vestiges d’un monument transformé, par la négligence des hommes et leur implacable oubli, en perchoir à oiseaux.
Passe que carpe diem soit devenu la devise des débauchés. À défaut d’avoir compris Épicure - bonheur et excès ne sont pas synonymes - du moins ont-ils la vertu de ne pas procrastiner. Mais l’entendre susurrer par des mielleux ignares, des pédants hypocrites et autres marchands de développement personnel me dégoûte. 

Carpe diem
L’expression trotte dans mon esprit depuis ce jeudi de mars où nous ignorions que se déroulait notre dernier cours. Nous l’avons vécu dans la certitude, fondée sur la seule habitude, de ceux à venir, insouciants d’en profiter. La certitude aveugle. Je vous souhaite, au passage, de n’avoir jamais de certitudes assez puissantes pour vous emprisonner.
Carpe diem, l’assurance épicurienne tous risques contre les regrets. Profite du moment présent pour éviter le ridicule qu’il y aurait à courir après le bonheur comme un instrumentiste en retard d’un temps poursuivrait la musique, incapable de jouer en harmonie. Le stoïcisme renvoie l’écho. Vis ce jour présent comme s’il était le dernier, en le consacrant à l’essentiel. Tu le paieras sinon en « si j’avais su ».
J’en ai été quelquefois de ma poche, ces dernières semaines.  Si j’avais su que l’école était finie, je vous aurais probablement parlé d’autre chose, parlé autrement. Quel chapitre traitions-nous ? Il me suffirait d’ouvrir mon fichier mais à quoi bon ? Il devait me sembler alors important ; il aurait pu tomber à l’examen. Et puis plus d’examen. L’essentiel, à notre insu, était déjà ailleurs. L’accident dégrise. 

Pourtant, non. Décidément, cette dramaturgie m’irrite, et le poids qu’elle fait peser sur chaque instant. Si j’avais su… Ma meilleure réaction aurait été d’agir comme si je le savais à peine. En un éclat étincelant, la vérité peut nous faire sortir de la route tout autant que l’erreur. Et puis que vous aurais-je dit censé être essentiel sinon quelques âneries émues et inquiètes ? On ne vit pas sans l’illusion que demain sera, au moins un peu, ce à quoi on s’attend. On ne vit pas sans espérer que demain sera.

Carpe diem, cueille le jour. La fleur coupée est déjà morte, le jour passé ne l’est pas qui fait de moi celui que je serai demain. Enseignerais-je encore sans cette confiance ?

Le Garn, 19-24 juin 2020