À Anthéa, Chloé
M., Chloé V., Julia, Kirtya,
Léa, Lisa, Magdalena,
Manon, Marina,
Olivia, Paoline,
Sara et Timo
J’ai pris en grippe ces deux mots, carpe
diem, au point que je ne les prononce, par conscience professionnelle, que
du bout des lèvres, au détour, espérant presque ne pas être entendue. Carpe
diem, cueille le jour, profite du moment présent, ne remets pas à demain le
bonheur et tu seras heureux. Oui, tu seras heureux si tu as compris ce qu’est
le bonheur que t’enseignent les philosophes du carpe diem.
J’ai pris ces deux mots en grippe avec
toutes les formules perverties, ruinées, vidées de leur sens initial, comme de leur
majesté les vestiges d’un monument transformé, par la négligence des hommes et leur
implacable oubli, en perchoir à oiseaux.
Passe que carpe diem soit
devenu la devise des débauchés. À défaut d’avoir compris Épicure - bonheur et
excès ne sont pas synonymes - du moins ont-ils la vertu de ne pas procrastiner.
Mais l’entendre susurrer par des mielleux ignares, des pédants hypocrites et
autres marchands de développement personnel me dégoûte.
Carpe diem…
L’expression trotte dans mon esprit
depuis ce jeudi de mars où nous ignorions que se déroulait notre dernier cours.
Nous l’avons vécu dans la certitude, fondée sur la seule habitude, de ceux à
venir, insouciants d’en profiter. La certitude aveugle. Je vous souhaite, au
passage, de n’avoir jamais de certitudes assez puissantes pour vous
emprisonner.
Carpe diem, l’assurance
épicurienne tous risques contre les regrets. Profite du moment présent pour
éviter le ridicule qu’il y aurait à courir après le bonheur comme un
instrumentiste en retard d’un temps poursuivrait la musique, incapable de jouer
en harmonie. Le stoïcisme renvoie l’écho. Vis ce jour présent comme s’il était
le dernier, en le consacrant à l’essentiel. Tu le paieras sinon en « si
j’avais su ».
J’en ai été quelquefois de ma poche,
ces dernières semaines. Si j’avais su
que l’école était finie, je vous aurais probablement parlé d’autre chose, parlé
autrement. Quel chapitre traitions-nous ? Il me suffirait d’ouvrir mon fichier
mais à quoi bon ? Il devait me sembler alors important ; il aurait pu
tomber à l’examen. Et puis plus d’examen. L’essentiel, à notre insu, était déjà
ailleurs. L’accident dégrise.
Pourtant, non. Décidément, cette
dramaturgie m’irrite, et le poids qu’elle fait peser sur chaque instant. Si
j’avais su… Ma meilleure réaction aurait été d’agir comme si je le savais à
peine. En un éclat étincelant, la vérité peut nous faire sortir de la route tout
autant que l’erreur. Et puis que vous aurais-je dit censé être essentiel sinon quelques
âneries émues et inquiètes ? On ne vit pas sans l’illusion que demain
sera, au moins un peu, ce à quoi on s’attend. On ne vit pas sans espérer que
demain sera.
Carpe diem, cueille le
jour. La fleur coupée est déjà morte, le jour passé ne l’est pas qui fait de
moi celui que je serai demain. Enseignerais-je encore sans cette
confiance ?
Le Garn, 19-24 juin 2020