L'auteur

Titulaire d'un Doctorat en philosophie et d'une maîtrise en histoire, l'auteur est restée fidèle à ses deux «initiateurs» en philosophie, Nietzsche et Kierkegaard, mais admire tout autant Spinoza, Russell, Arendt...
Marie-Pierre Fiorentino

vendredi 11 août 2017

Curiosités.

  
Sur la plage du Phare des Baleines quasi déserte, en plein avril grelotant au vent, je n’ai pu m’empêcher de fredonner :
« Et si pour toi, là bas c'est l' paradis

Dis-toi qu'dans leur p'tite tête l'paradis

C'est ici... » [1]
J’avais la veille visité à La Rochelle le musée du Nouveau Monde et l’avant veille le Muséum d’histoire naturelle. « Cabinet de curiosités », m’étais-je répété au gré des vitrines.
Curiosités.
Curiosité.

La curiosité, ce désir indiscret de percer un secret ou, pire, ce besoin malsain de savoir ce que nous devrions ignorer, est un vilain défaut, nous ont répété les moralistes. La légende d’Adam et Eve le prouve aux croyants et le culte du carpe diem à ceux qui ne le sont pas. Être curieux peut nous perdre.
L’humanité serait donc coupable de chercher ailleurs ce qu’elle possède ici.  Inconsciente de son bonheur ou du moins de ce qui devrait en tenir lieu, l’absence de malheur, elle le lâcherait pour des ombres.
« À quoi bon rêver devant l’océan ? » maugrée l’avare de curiosité ressassant sa méfiance vis-à-vis de l’aventure.

Cet avare ignore que vivre au paradis n’est pas une raison pour y rester — pas plus que vivre en enfer une motivation suffisante pour en partir. L’océan appelle à lui les curieux qui possèdent la foi dans l’au-delà des mers, le mysticisme de l’imaginaire géographique.
Pourquoi ce qui échappe maintenant à la vue ne mériterait-il pas qu’on le recherche ? Parce que l’inconnu est dangereux, réplique le moraliste réfractaire au risque. Mais celui-ci se trompe en soupçonnant le curieux d’en prendre trop. Reproche-t-on au nouveau-né de prendre le risque de vivre ?

En effet, ce qui anime le plus vivement l’homme est moins l’espoir du bonheur que la curiosité pour l’inconnu. Qu’importe ce qui se dissimule sous les vagues et sur quels rivages celles-ci nous déposeront pourvu que l’avenir soit fait de découvertes.
Ce n’est pas parce qu’ici est mauvais que l’on est curieux de l’ailleurs, c’est parce que l’habitude l’a rendu uniforme. Quand l’oeil ne parvient plus à discerner aucun relief sur de vastes étendues terrestres, l’océan lui offre d’infinies nuances.

Quant aux curieux qui ne partiront pas,  d’autres curiosités s’offrent à eux, chez eux.
Des pavés originaux se mêlent, dans certaines rues de La Rochelle, à des pavés traditionnels. Ces pierres, ramenées de Terre-Neuve pour lester les navires, ont été employées pour l’embellissement de la ville au fur et à mesure que le commerce avec le Nouveau Monde florissait. Elles constituent l’une des curiosités du lieu, ce genre de curiosités qui retient l’attention.
Car on trouve curieux ce qui n’est pas de chez soi et curieuses, étranges, bizarres les choses étrangères à notre quotidien. On leur accorde parfois assez d’intérêt et de valeur pour se les procurer et les conserver. Ainsi, à partir des Grandes découvertes, de riches collectionneurs cultivés ont exposé animaux naturalisés ou conservés dans du formol, planches de papillons rares, ossements, objets venus d’ailleurs et récits d’exploration dans des pièces appelées « cabinets de curiosités », inépuisables mines pour nos Muséum actuels.
Les quantités exposées par ceux-ci étourdissent, la variété fascine. Les colllections zoologiques côtoient les fossiles, vestiges d’environnements disparus ; le visiteur découvre ses semblables vivant ailleurs à travers le matériel ethnologique ramené de chez des peuples plus tard exterminés ou acculturés ainsi que des fœtus monstrueux. Car le « monstre », qui signifie étymologiquement l’étrange, l’inhabituel, le curieux hante autant les abysses physiques et mentaux de l’humanité que ceux des océans.

Ainsi, quand un homme est curieux, désireux de savoir, sans pour autant être aventurier au sens romanesque du terme, il se fait chercheur, savant. Le désir de connaissance, l’énergie consacrée à bâtir rationnellement la connaissance procèdent aussi de la curiosité. La recherche en sciences de la nature comme en sciences humaines est une aventure de l’esprit. La haine à laquelle dut faire face le naturaliste Darwin à partir de la publication de sa célèbre théorie prouve que les avares de curiosités le sont aussi de connaissances sûres. Notons au passage que Darwin au XIXème siècle comme au XXème Levi-Strauss, doublement aventureux, commencèrent par être explorateurs. 

Alors le Muséum raconte la curiosité de l’enfant devenu adulte pour l’autre côté de l’océan et la curiosité du savant, chacune nourrissant l’autre. Pourtant, si la curiosité de l’Ailleurs et de l’Autre forme l’homme, réduire l’Autre et l’Ailleurs à des curiosités le détruit.
Ce n’est donc pas la curiosité qui est un vilain défaut, mais la croyance selon laquelle les curiosités sortent d’une norme universelle. Le savant, qu’il soit physicien, philosophe ou biologiste – les savoirs ne sont-ils pas nés dans cet ordre-là  ? – est un curieux qui a dépassé cette croyance.


La Rochelle-Le Garn, avril-août 2017.

        





[1] https://www.youtube.com/watch?v=GSsjIgGFi8E