Dans son
autobiographie, le philosophe britannique Bertrand Russell ( 1872-1970 )
indique sobrement à propos de son livre La
Conquête du bonheur paru en 1930 qu’il s’agit d’un « recueil de simple bon sens » qui « eut une vente considérable » grâce aux « lecteurs sans prétention auxquels il était
destiné. » (1) Comparée à ses souvenirs détaillés sur la période où il travaillait
à ses Principia Mathematica, cette
brève note mènerait à penser que lui-même considérait peut-être l’ouvrage comme
anodin, voire alimentaire. Russell est-il modeste, ironique ou encore un peu
désabusé de n’être pas parvenu à créer une logique à la hauteur de son idéal ?
Pour nous en tout
cas, lecteurs issus de la tradition universitaire française, ce bref traité est
presque incongru. Il s’est tellement répété que Russell est un logicien que
l’on admet seulement depuis peu que l’œuvre du philosophe soit largement
constituée d’articles, de conférences et de traités qui lui valurent en 1950 le
prix Nobel de littérature. Ainsi, la transmission des idées de Russell a failli
perdre beaucoup en gagnant la case « philosophie analytique ».
Sont pourtant présents dans La Conquête du bonheur tous ses thèmes de prédilection : son amour
des mathématiques et des sciences en général, son dégoût de la morale puritaine,
ses engagements dans le féminisme et le pacifisme, sa bienveillance pour
l’humanité et sa détestation de tout ce qui lui nuit, son scepticisme modéré, sa
méfiance vis-à-vis de la psychanalyse,...
Mais selon nos
critères continentaux pour évaluer le degré philosophique d’un écrit, la forme
délibérément simple que le philosophe adopte ferait reléguer son livre au rayon
des manuels de savoir-vivre tant nous sommes décontenancés par sa limpidité pourtant
plébiscitée Outre-Manche. Russell fait en effet l’économie d’une introduction enflée
de définitions, de mise en contexte et de problématique, pour annoncer dans un
avant-propos d’à peine vingt lignes son objectif : « C’est dans la conviction que beaucoup de gens qui sont malheureux
pourraient trouver le bonheur grâce à un effort bien dirigé, que j’ai écrit ce
livre.» (2) Quant au plan, il se limite à deux parties : Les causes de malheur. Les causes de bonheur. Les intitulés de chapitres
évoquant le quotidien ( La fatigue ; La famille ) finissent de dérouter le
lecteur habitué à des constructions sophistiquées et des termes ardus, quitte à
ce qu’ils ne soient que le masque de la banalité.
De la déroute au
mépris, il n’y a qu’un pas expliquant peut-être que la philosophie française,
sous l’influence de la philosophie allemande, ne s’est guère intéressée à ce
texte ; preuve en est son apparition rare dans les bibliographies. On objectera
qu’un large courant de cette même philosophie voue un culte à Nietzsche,
écrivain peu académique s’il en est. Mais il l’est justement si peu qu’il fascine
par ses envolées poétiques et certains aphorismes obscurs. Fâcheuse manie de croire
que seul l’hermétisme recèle de la profondeur. Surtout, en donnant un coup de pied
dans la fourmilière, Nietzsche se fait
piquer très fort : maladie incurable, pauvreté, exclusion sociale, insuccès et
incompréhension. Sans parler de sa sœur. (3) Alors que Russell, ce petit-fils d’un Premier
ministre victorien, ce membre de la Chambre des Lords, quel motif a-t-il de se
faire remarquer en s’adressant au grand public ? À croire qu’une vie d’intellectuel
miséreux est une excuse, un héritage aristocratique, une faute.
Cependant, la cause
essentielle de la méprise sur La Conquête
du bonheur vient surtout d’une particularité de l’œuvre de Russell en
général. Denis Vernant met en évidence ce caractère singulier dans sa
présentation à un autre livre du philosophe, Mysticisme et Logique. Le professeur attire notre attention sur le
contraste, dans ce recueil, entre « articles
populaires » et « articles techniques
», contraste à tel point surprenant que « si l’ouvrage n’était paru en 1917 à une époque cruciale dans le
développement de la pensée de Russell, on pourrait croire qu’il s’agit d’un
recueil mineur dans lequel l’auteur recycle des “ fonds de tiroir ”. ( … ) Lire
de façon pertinente ce recueil requiert donc de poser la question de l’unité de
l’ouvrage et, par-delà, de tout l’œuvre de Russell et, in fine, de sa vie
même. » (4)
Une question similaire doit guider la lecture de La conquête du bonheur. Il ne s’agit pas
d’une parenthèse à but lucratif dans la vaste production russellienne mais
d’une étape où des éléments en apparence hétéroclites s’articulent autour d’une
question nouvelle dans son cheminement philosophique : comment être heureux ?
Écrites à l’approche de la soixantaine, certaines pages préfigurent son
autobiographie, comme par exemple celle où il confesse sa souffrance d’enfant
sauvé par sa passion pour les mathématiques. On a d’ailleurs parfois du mal à
croire que les idées mises en jeu constituent un bilan plutôt qu’un projet tant
elles ont d’allant et dispensent le lecteur du ton sentencieux pris parfois par
les aînés pour guider les plus jeunes. Russell, au propre comme au figuré, ne
joue pas les anciens combattants. Le livre évoque une mue, celle d’un homme qui
a été malheureux puis est devenu heureux par un effort de volonté et a décidé de
le rester. Russell ignore qu’il lui reste encore quarante ans à vivre mais
cette longévité n’est guère surprenante si on se fie à l’ingéniosité qu’il
déploie pour exister. Sans qu’il le cite, il y a probablement du Spinoza
derrière cet effort à tendre vers la joie plutôt que vers la tristesse.
Le livre n’est donc
pas un accident ou un écart dans un travail censé être plus sérieux. Il est un
moment de la trame continue d’une existence où la question des pouvoirs de la
raison reste centrale. Cette question s’était imposée, sous sa forme théorique,
lorsque Russell cherchait à établir une mathématique exempte de toute
intuition. Elle domine dans La conquête
du bonheur sous son aspect pratique. Comment être heureux en étant
raisonnable et rationnel ? Il n’y a, dans ces deux facettes du rationalisme, ni
rupture ni opposition, tant dans la chronologie des écrits que dans leur sens.
En réalité, La conquête du bonheur est un livre
important car il anticipe, à travers les premières manifestations techniques,
sociales et politiques de l’après Première Guerre mondiale, ce que sera notre
monde. La fatigue accumulée dans les transports en commun, dans les bureaux où
l’on subit la pression de sa hiérarchie et aggravée par les tracas que l’on se
crée soi-même sévissait déjà. Or, que sont ces maux sinon ceux que nous nommons
aujourd’hui surmenage, stress voire burn
out ? Le chapitre intitulé L’esprit
de compétition dresse un portrait saisissant de l’homme d’affaires pris
dans les filets du capitalisme sauvage et les étudiants en science des grandes
universités des États-Unis étaient déjà incultes…
Attardons-nous sur la fin du
chapitre IX, « La peur de l’opinion
publique » clôturant la
première partie du livre. Russell constate : « Si les journaux décident de prendre une personne inoffensive comme bouc
émissaire, le résultat peut être terrible. » Puis il annonce : « Jusqu’ici c’est un sort auquel
heureusement la plupart des gens échappent grâce à leur vie obscure ; mais à
mesure que la publicité perfectionne de plus en plus ses méthodes, il y a un
danger croissant dans cette nouvelle manifestation de la persécution sociale.
» (5) Comment, en 2015, ne pas voir dans
les réseaux sociaux et plus globalement la révolution Internet ce
perfectionnement des méthodes de communication que le philosophe prévoit et
dont il mesure les conséquences à venir pour le bonheur et la liberté
individuelle ?
Cette préscience, qui n’a rien à voir
avec de la prédiction car elle s’appuie sur une compréhension lucide du monde
dont il est contemporain témoigne, si c’était nécessaire, de ce qu’est un
rapport philosophique au monde. Car tandis que le non philosophe s’enthousiasme
de la nouveauté ou la condamne dans un même mouvement où l’ignorance le dispute
au préjugé, le philosophe se détache en apparence du monde actuel – Russell le
fit par sa plongée dans la logique - pour être du Monde. Il est celui pour qui
« après moi le déluge » relève d’un aveuglement dangereux et
d’un désintérêt coupable.
Avec l’avènement de
la télévision, Russell continue à s’adresser à un public de plus en plus large.
Il est émouvant de le voir sur ces images en noir et blanc, long et maigre
vieillard élégant au regard malicieux. Parfois, il fume avec la provocation
tranquille d’une célébrité trop vénérable pour qu’on ose lui en faire le
reproche. Il parle de ses thèmes favoris, l’avenir du monde ou les méfaits des
dogmes (6) . La publication récente en France d’ouvrages qui ont fait sa
notoriété dans le monde anglo-saxon, ouvrages jugés parfois scandaleux (7 ) , prouve que sa
pensée - pour peu que les spécialistes de la philosophie classique passent
outre leurs préjugés et le public de manuels de coaching simplistes se soucie de plus de profondeur - redonne au
philosophe le rôle qu’il avait dans l’Antiquité, celui d’un conseiller bienveillant,
conscient d’être faillible mais toujours raisonnable et fascinant.
(1) Autobiographie,
traduction d’Antoinette et Michel Berveiller, Les Belles Lettres 2012, tome 2
p. 492.
(2) La
Conquête du bonheur, traduction de N. Robinot, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 9.
(3) Ces remarques n’enlèvent rien à ma
prédilection pour le Nietzsche qui philosophe à coups de marteau.
(4) Dans la présentation de Mysticisme et logique, Vrin 2007, p. 8.
(5) La
Conquête du bonheur p. 128.
(6) Voir par
exemple : https://www.youtube.com/watch?v=1bZv3pSaLtY, https://www.youtube.com/watch?v=O8h-xEuLfm8,
https://www.youtube.com/watch?v=0F6J8o7AAe8.
(7) Par exemple Le mariage et la morale suivi de Pourquoi je ne suis pas chrétien, traduction de Gabriel Beauroy et
Guy Le Clech, Les Belles Lettres 2014.
Déjà un article
consacré à Russell sur ce blog :
Bertie, ce héros.
Au Souffle des
pages, août 2014
Le Garn, avril
2015