Lorsque la chaleur de juillet est installée, qu’elle a pénétré les
maisons aux murs les plus épais, que la lumière s’insinue par les rainures de
hasard entre les volets et les pierres, mon besoin d’été est comblé mais mon
esprit, libéré des obligations professionnelles, erre à la recherche d’un dépaysement
à l’unisson. Comme un rituel estival, il le trouve dans un livre de Marguerite
Duras, Les petits chevaux de Tarquinia,
dont émane une musicalité un peu lasse et répétitive qui convient à la saison.
Pourtant, cette
année, je n’ai pas encore rouvert ce volume. Une réminiscence de poussière et
de concupiscence brûlantes m’a fait retourner à Anna, soror… de Marguerite Yourcenar. Ici aussi, l’Italie, le sexe
et la mort traversent l’intrigue ; mais celle-ci, purement imaginaire, se
déroule dans la noblesse du XVIème siècle et semble aux antipodes des
pages presque autofictives de Duras. La touffeur d’Anna, soror… s’éternise
depuis le mois des vendanges sous un soleil de plomb jusqu’à des Pâques
ardentes, le temps pour Miguel et Anna de découvrir le secret qui les lie, de le
sceller dans un plaisir sulfureux avant de disparaître dans un tombeau pour
l’un, une existence de façade pour l’autre. L’atmosphère reste torride à chaque
page car la température est dans la fièvre de ces cœurs et de ces corps dont
l’amour est impossible. “ Mais peut-être
que la fièvre permet de voir et d’entendre ce qu’autrement on ne voit et
n’entend pas.” La température monte en même temps que la conscience de
chacun s’éveille et accepte l’inéluctable. Le tragique de Yourcenar réside dans
cette double révélation de soi et semble se répercuter sur les éléments tant ce
que frère et sœur s’efforcent d’ignorer transpire et déborde d’eux.
Un mouvement
inverse anime les personnages de Duras : accablés de chaleur, ils vont passer
le roman à attendre la pluie, comme s’il suffisait d’un épisode météorologique
pour noyer l’ennui et rincer les volontés des vélléités qui les paralysent. La
fougue des éléments excède leur veulerie. Iront-ils jamais, comme ils le
projettent, visiter Naples où Anna a connu les cinq jours et cinq nuits de
bonheur de sa vie puis Paestum où Miguel a rencontré une vipère qui l’a
renseigné sur sa tentation ?
Dans aucune de ces
deux œuvres, torride n’est synonyme d’érotique ; les personnages de Yourcenar
sont au-delà, incandescents dans tout ce qu’ils se cachent l’un à l’autre et à
eux-mêmes jusqu’à ce qu’ils consomment, sans être rassasiés, leur péché. Les personnages
de Duras sont en deçà, affalés devant des Campari dans une torpeur
anesthésiante. Et pourtant, les deux auteurs nous parlent de la passion dans
son sens le plus strict, pâtir, être victime du sort, des autres ou de
soi-même. La passion en ce sens antique est souffrance cuisante. L’amour en est
une forme. Tous les amours, maternel compris.
Ainsi, dès le
chapitre initial des Petits chevaux de
Tarquinia, l’enfant est un personnage à part entière sans être cependant le
héros ; c’est rare en littérature. Ici, sa présence est toute naturelle sans
doute parce que Duras n’envisageait pas sa propre vie sans enfant. Alors elle
met en scène le duo mère-enfant comme une évidence. Ce n’est pas si fréquent,
un écrivain dont l’enfant est né d’un désir d’enfant sans que ce désir entre en
concurrence avec celui de créer une oeuvre mais au contraire le nourrisse. L’enfant
est viscéralement précieux. Le tragique est alors dans sa perte imaginée à
travers la figure de cette autre mère qui, au bout d’un sentier escarpé, refuse
l’inhumation de son fils déchiqueté dans une explosion. La décision suspendue de
cette vieillarde semble suspendre le temps des gens de la plaine, vacanciers ou
autochtones que cet atermoiement finit par agacer, malgré toute leur compassion,
car il les contraint à se demander si la souffrance peut avoir une fin. Une fin
aux deux sens du terme.
Marguerite DURAS, Les petits chevaux de Tarquinia, 1953. Marguerite YOURCENAR, Anna, soror…, 1981.
Le Garn, juillet 2013.