Au bout d’un bref trajet par la
navette de bus - une ambiance aseptisée où l’on est totalement pris en charge -
les portes de l’usine d’embouteillage d’eau minérale s’ouvrent. Car les usines
de boisson se visitent, comme celle de l’oncle de Tomoko, l’héroïne du roman de
Yoko Ogawa, La marche de Mina. Les
enfants du groupe tentent de se faufiler entre des adultes qui oublient de leur
laisser la place devant ; ils manquent le spectacle et s’agitent pendant
que j’écoute en pointillés les explications de l’hôtesse, intriguée par un souvenir
devenu presque un préjugé pour moi. Bergson n’écrit-il pas qu’au quotidien,
acculés par la nécessité de vivre, nous devenons incapables de percevoir le
monde réel tel qu’il est mais n’y sélectionnons, par habitude, que
l’utile ? C’est ainsi qu’un voile finit par s’interposer entre nous et la
réalité, voile que seul l’art est capable de lever pour nous faire redécouvrir celle-ci.
Mais ferais-je la même visite sans
un autre voile, celui de ce souvenir artistique ? Car je ne suis pas en
train de découvrir mais guette des indices conservés par une mémoire non pas
fictive ( je me souviens réellement ) mais mémoire d’une fiction. La
perspective est renversée : je regarde sans sélectionner l’utile mais
conditionnée par ma lecture récente. Dans ce couloir-promontoir à la vue
plongeante sur les salles des machines, je vis, sans déception aucune, l’expérience
qui va à l’encontre de ce que j’ai appris dans un livre de philosophie. Je ne
conçois pas ce voile artistique comme un obstacle à vaincre. Il n’est pas
l’ennemi de ma perception mais son guide bienveillant. La réalité mérite-t-elle
toujours d’être regardée pour elle-même ? Cette impression de déjà vu
m’intrigue sans me gêner.
En effet, je les avais déjà vus, ces
robots sophistiqués et autonomes, dans Wall.
E, tous ces gentils descendants de Carl, l’ordinateur de bord meurtrier de L’Odyssée de l’espace de Kubrick. Des
hommes travailleraient-ils mieux qu’eux dans ces salles automatisées qu’ils ont
créées pour se libérer du travail ?
Car la machine libère : c’est
peint sur un mur aux Nations Unies, à Genève, dans l’ancien palais de la SDN.
L’un des panneaux de la fresque du catalan José Maria Sert célèbre cette
libération par le progrès technique, salut de l’humanité soulagée des tâches
accablantes. La vision du peintre s’est matérialisée dans ces chaînes sur
lesquelles des robots remplissent, ferment, étiquettent, emballent et
transportent des bouteilles sous les yeux de quelques hommes qui ont l’air
de s’ennuyer un peu. Leur restera-t-il, à eux, encore quelque chose à
faire ? Oui, si c’est le progrès, il leur restera à le réinventer sans
cesse. C’est la création. Mais que doit-elle à la réalité ?
Je m’étais un peu
égarée sur cette longue avenue qui monte, à la recherche de l’entrée du Palais
des Nations Unies où j’espérais mettre mes pas dans ceux de Solal, le héros du
roman d’Albert Cohen, Belle du Seigneur.
Et je me suis heurtée à ce prénom en capitales, ARIANA, inscrit au fronton d’un
somptueux bâtiment. Le palais Ariana s’aborde la tête levée vers le plafond étoilé
du hall et j’ai revu Ariane dansant sous les étoiles. Cet écrin de colonnades
en marbres ( il faut ici tout mettre au pluriel tant le moindre détail fut
conçu dans la luxuriance ) abrite une collection fragile de porcelaines et de
verres, attirants mais tellement vulnérables. Vulnérables à se briser comme
Ariane, la femme follement désirée, follement protégée par Solal.
Il fallait découvrir
ce lieu pour que le rêve de remonter à la source d’un prénom se réalise. Et si
je me trompe ? Sur ce point précis peut-être mais c’est bel et bien par l’art
que j’ai mieux perçu la réalité.
Né entre Évian et Genève, août 2012, Le Garn novembre
2012.