À Denis.
1. Un anti-conte de fées.
Leur condition
initiale ne les destinait pas l’un à l’autre, elle, pauvre Cendrillon ou
Blanche-Neige, lui, Prince charmant. Ou alors il était trop tard puisque la
Belle au bois dormait comme si elle était morte. Et Peau d’âne, sous la
dépouille d’un animal, ne s’était-elle pas irrémédiablement mise à l’écart des
fastes de la cour ? Ils finissent pourtant par se rencontrer et presque
immédiatement se marier et avoir beaucoup d’enfants.
Ainsi le conte de
fée est-il, le plus souvent, l’histoire d’avant le mariage. Car après, on les
imagine forcément heureux, à moins qu’on ne les imagine pas du tout, les
abandonnant là où ils perdent tout intérêt en formant un couple légitime puis
une famille. On sait ce que c’est ou on n’a pas envie de le savoir. Le conte de
fées s’arrête où finit la féérie.
Mais dans Aldarion et Erendis, pas d’obstacle initial ni de sort jeté. Erendis est de noble ascendance et la fortune de son père en fait un riche parti. Pas de coup de foudre non plus mais d’interminables années avant la déclaration, puis la décision, puis le mariage. Et ils n’eurent qu’une fille, Ancalimë. D’ailleurs, ce ne fut pas un mariage heureux.
2. Comment une histoire d’amour est encore, en un sens, une histoire de guerre.
Chaque fois que je
relis Aldarion et Erendis me reviennent ces mots de Nietzsche : « L’amour,
dans ses moyens la guerre, dans son principe la haine mortelle des
sexes. » (1)
Ce n’est pourtant pas
du sang qui coule dans le conte de Tolkien mais de la sève. Erendis, amie des
arbres, est attristée puis révoltée que l’on puisse sacrifier des êtres vivants
centenaires pour construire des navires toujours plus grands, plus nombreux. Mais
le goût invincible d’Aldarion pour la navigation est à la hauteur de la
détestation d’Erendis pour la mer.
Alors s’aiment-ils
malgré ou à cause de cela, par défi ? Car Erendis est une combattante. Amoureuse
de longue date d’Aldarion, elle hésite pourtant lorsque celui-ci la
demande enfin en mariage : « En son for intérieur, elle croyait maintenant
qu’elle ne sortirait pas victorieuse de sa lutte contre la Mer, dont l’enjeu
était le cœur d’Aldarion. Et quitte à tout perdre, Erendis était femme à ne
jamais rabattre de ses exigences […] Et elle résolut ou bien d’infliger à la
Mer une défaite totale ou bien de se reconnaître elle-même totalement
défaite. »
Alors, lorsque
ulcérée par une nouvelle interminable expédition en mer de son mari, elle se
replie avec Ancalimë à Emerië, loin de la cour, entourée uniquement de femmes, s’avoue-t-elle
vaincue ou déclare-t-elle la guerre à Aldarion ?
Si guerre il y a, la
« haine mortelle entre les sexes » en est la conséquence. Après sa
fuite, Erendis va élever Ancalimë loin de tout représentant du sexe masculin. L’enfant
ne reconnaît pas son père enfin de retour : qui en porte la
responsabilité ? Erendis qui ne lui a jamais parlé de lui ou lui-même, trop
longtemps absent lorsque sa fille était encore un bambin ?
Ce qui est certain, c’est que si le conte avait été « achevé » selon les notes laissées par l’auteur, la guerre des sexes aurait eu lieu.
Un conte inachevé ?
Peut-être Tolkien
pensait-il terminer Aldarion et Erendis plus tard puis faut-il happé
par d’autres textes. Peut-être ne le jugeait-il pas publiable car il avait en
tête autre chose que la production à laquelle il était parvenu. Peut-être n’y
a-t-il rien à raconter après la fin de l’amour. « Mais Tolkien n’a jamais
voulu écrire une histoire d’amour ! » J’entendrais cette objection si
j’avais la preuve que ce que l’on écrit est toujours ce que l’on a voulu
écrire.
Mais si l’amour,
c’est la guerre, alors la suite et la fin prévues par Tolkien sont bien
« d’amour » : Ancalimë, devenue reine par la volonté d’Aldarion
qui a fait, pour cela, modifier la loi de succession, exprime avec véhémence son
aversion pour les hommes et le mariage.
N’empêche que le projet de Tolkien me laisse perplexe. Où voulait-il en venir ? Non seulement ce que l’on écrit n’est pas toujours ce qu’on voulait donner à lire mais n’est pas non plus ce que l’on se croyait capable de penser, même à titre de pure fiction. Ce dont je suis certaine, c’est qu’avec Aldarion et Erendis, Tolkien avait au moins quelque chose à se dire pour écrire autrement sur la volonté et le déterminisme, ce nom moins poétique du destin.
Anagkè.
Dans la
littérature anglaise où les amours impossibles le sont pour des causes
familiales ( Roméo et Juliette ) ou sociales ( les romans de Jane Austen ),
Erendis et Aldarion n’ont pas d’autre obstacle à franchir que leur nature, celle
non pas liée à leur sexe ou à leur genre mais à leur individualité propre. Cependant,
cet obstacle est bien moins surmontable que d’autres car s’il arrive que les
riches épousent des pauvres et que l’on puisse fuir l’emprise familiale, on n’échappe
pas à sa propre essence, répulsion profonde ou appel irrépressible. La mer
sépare les amants comme elle sépare les pays, sans espoir qu’ils se rejoignent
autrement que par des symboles.
La nécessité,
cette anagkè - le mot grec n’a-t-il pas des sonorités tolkienesques ? - s’impose irrévocablement à nos deux héros. Ce
sont pourtant eux qui ont finalement cédé à la facilité de la guerre car si
l’amour tel qu’on l’a espéré est parfois impossible, aimer quel qu’en soit le
prix l’est toujours.
Alors peut-être que je reviens régulièrement à ce conte chercher la fascination pour le double mystère de l’amour et de la liberté. Et qu’il est poignant, le spectacle de l’attente de ce qui ne peut pas arriver !
(1) Le cas Wagner.
Le Garn, depuis de nombreuses années- 6
mai 2024.